Ce dernier volet d’une série de trois billets de blog1  consacrés à la consommation et aux modes de vie analyse la capacité de la consommation, repensée, à contribuer à une nouvelle prospérité2 .

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Promesse de prospérité matérielle

Tandis que les appels à modifier nos habitudes de consommations pour plus de sobriété se multiplient, il est important de résister à cette tendance qui consiste à placer la responsabilité de réinventer la consommation sur les épaules des seuls individus. En effet, la consommation actuelle est la résultante de notre économie, des systèmes techniques, des récits politiques, etc. C’est une promesse au cœur de notre projet de société et aussi un impératif pour que nos économies fonctionnent3 . « Exhorter les gens à résister au consumérisme est une démarche simpliste condamné à l’échec » écrit T. Jackson. Agir en aval et dire « changer votre consommation » n’est pas suffisant, il faut comprendre en amont comment changer cette promesse.

La consommation n’est plus synonyme de progrès social

Si la consommation matérielle est une promesse au cœur de nos projets de société, c’est qu’elle a été un puissant moteur de progrès social, permettant d’augmenter les standards de vie et apportant prospérité. Mais est-ce encore le cas dans les pays développés ?

T. Jackson montre qu’un certain nombre d’indices indiquent un essoufflement de cette logique dans les pays développés : la consommation n’est plus le moteur d’un épanouissement social et d’une participation à la société, ou en tout cas n’est plus suffisante, notamment face à la pression exercée par le marché de l’emploi sur les individus et les structures sociales. Cette logique est aussi mise à mal par les impacts négatifs des inégalités. Si la consommation matérielle est toujours alignée avec les besoins de fonctionnement de notre économie, elle ne l’est plus complètement avec le progrès social proprement dit4 .

L’analyse de D. Guilbaud, publiée au cœur de la crise des Gilets jaunes, permet de reformuler la promesse identifiée par F. Trentmann, et d’ajouter une dimension politique à ce constat : « Notre système de gouvernement s’est fondé sur un pacte tacite, celui par lequel la grande majorité des citoyens acceptait de ne pas participer activement au processus de décision politique, lequel était de facto la chasse gardée des catégories sociales les plus favorisées, en échange de quoi ces dernières s’engageaient à agir pour accroître le confort matériel de ces citoyens passifs tout en créant les conditions d’une mobilité sociale qui permettrait à leurs enfants d’être mieux lotis qu’eux-mêmes. Ce pacte est aujourd’hui brisé. »5

Il serait donc temps de changer cette promesse de prospérité matérielle croissante, car l’ère du citoyen consommateur et du pacte politique s’appuyant sur elle a peut-être montré ses limites, à la fois d’un point de vue social, politique et écologique. Mais est-elle indispensable à la stabilité de nos économies, à nos emplois ?

Consommer pour assurer la prospérité collective : quelle voie de sortie ?

T. Jackson débute son raisonnement sur un dilemme central de la pensée écologique : il faudrait à la fois réduire la consommation pour rester dans les limites planétaires et augmenter notre consommation pour conserver notre stabilité économique. La réponse classique et la plus répandue à ce dilemme est le découplage6  : l’idée que notre croissance économique se fonde de moins en moins sur la consommation de ressources. Mais l’analyse des données et des mécanismes de notre économie lui font dire que « dans notre type de société, dans notre type d’économie, il est hautement improbable que nous puissions découpler assez pour rester dans les limites écologiques ». Pour sortir de cette impasse, son exploration indique que l’on pourrait réorienter notre économie vers la production de services de tous types (ex. économie circulaire, culture, éducation, soins, etc.), fortement immatériels, et réduire la production matérielle. Cela induirait une économie sans croissance, mais qui pourrait toutefois s’avérer stable d’un point de vue macro-économique. La possibilité d’organiser un État-providence sans croissance (a) fait l’objet de débats important que l’on ne peut pas traiter directement ici, mais les travaux de l’Iddri7 sur le sujet montrent qu’au-delà de l’impératif écologique, plusieurs facteurs (tertiarisation, vieillissement, démographie) tendent déjà à réduire nos perspectives de croissance future, et qu’il est donc de la responsabilité des décideurs politiques de s’y préparer. En effet, une société post-croissance mais prospère aura besoin d’un récit politique positif ainsi que d’importantes réformes des politiques de protection sociale, que l’on peut déjà identifier.

Pour résumer, la consommation matérielle n’est peut-être plus un moteur de progrès social, mais elle alimente notre système économique et permet le maintien de nos systèmes d’emploi et de protection sociale. Changer notre consommation et réduire notre impact sur les ressources nécessite donc de repenser la façon dont on fournit ces éléments vitaux à notre prospérité. En outre, cela a le potentiel de nous rendre plus prospère car une « fois un certain niveau de vie atteint, les politiques d’égalité sont une puissante force de progrès, pas la croissance »8 .

Un projet de réinvention de notre consommation nécessite de construire un nouveau pacte.

Tout d’abord, il faut agir pour réduire la consommation matérielle. Une piste d’action centrale est de favoriser l’écoconception, réduire l’obsolescence, légiférer sur la recyclabilité : des politiques publiques existent déjà pour aller dans ce sens, mais doivent être beaucoup plus ambitieuses9 . L’Iddri, avec ses partenaires, a par exemple porté des propositions fortes dans le domaine du numérique10 . Cela doit bien sûr se doubler d’une valorisation plus grande aux yeux du consommateur de biens durables et réparables. Enfin, une réflexion sur la place de la publicité dans nos vies et de son rôle vis-à-vis de la transition s’impose tant son omniprésente incitation à consommer devient incongrue pour tous ceux qui prennent progressivement conscience des enjeux écologiques et de l’impact de notre consommation.

Mais cela doit s’accompagner d’une dimension positive, d’un projet. T. Jackson fait de la capacité à participer à un projet commun et aux décisions publiques une dimension de la prospérité, et la crise des Gilets jaunes a révélé une forte demande en la matière. De plus, un projet collectif porteur de sens et générateur d’emplois de qualité est essentiel pour notre économie : les propositions du Green New Deal américain ont le mérite d’incarner cela dans un récit politique attractif11 . Enfin, F. Trentmann observe que les États ont historiquement mis en œuvre des incitations à l’épargne lorsqu’ils avaient un grand projet à mener (modernisation, reconstruction, guerre) et ont progressivement abandonné cette volonté d’interférer avec les pratiques d’épargne par la suite. Est-ce qu’un programme massif et cohérent d’investissement dans la transition écologique, incluant une dimension locale qui permette la participation aux décisions et à la mise en œuvre, et financé en partie par une réorientation d’une partie des revenus de la consommation vers l’épargne12 et l’investissement, ne serait pas capable de tenir ensemble les différentes parties de ce pacte ? Est-ce qu’un des changements fondamentaux dans notre manière de consommer ne serait pas aussi de valoriser, pour ceux qui le peuvent, une épargne13 productive au service de l’activité et de la transition ? Les initiatives d’énergie citoyenne14 , et les politiques qui les soutiennent, montrent que cela n’est pas illusoire et fonctionne déjà en France comme dans plusieurs pays européens, et il serait possible de s’appuyer sur ces expériences pour les répliquer dans d’autres secteurs15 . Comment faire en sorte que l’éolienne citoyenne ou l’exploitation agroécologique soutenue par un financement participatif soient, sur un mode coopératif, la nouvelle chapelle vénitienne, symbole de sa contribution à la collectivité mentionné dans le premier billet de cette série consacrée à la consommation (« Redéfinir la consommation. Première partie : éléments de définition ») ?