Dans ce deuxième volet d’une série de trois billets de blog1 , nous poursuivons l’analyse de notre rapport à la consommation en analysant plus particulièrement les idées reçues dénoncées par Frank Trentmann dans son ouvrage Empire of Things (2016).

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La consommation aurait un impact néfaste sur la société en produisant une accélération des rythmes de vie.

La critique écologique contre la consommation se double fréquemment d’une critique de son rôle néfaste sur la société et les modes de vie. F. Trentmann revient sur deux critiques récurrentes de la consommation comme agent de dévitalisation de la société.

Le « syndrome du hamster dans une roue » (Hamster wheel syndrome).

La première critique affirme qu’intoxiqués par la publicité et la consommation, nous voulons toujours plus et sommes prêts à travailler plus pour cela, au détriment de nos rythmes de vie. D’après F. Trentmann, les statistiques montrent au contraire que depuis un siècle, les individus travaillent moins et ont davantage d’heures de loisir, notamment du fait des régulations du temps de travail. Selon la seconde critique, résumée par la formule « l’enfant dans un magasin de bonbons » (The kid in the candy store), les activités qui nécessitent du temps et de l’apprentissage sont remplacées par la consommation d’une montagne d’objets apportant une gratification plus rapide. F. Trentmann montre que la réalité n’est pas si simple : d’une part, les loisirs nécessitant des compétences patiemment acquises n’ont pas disparu ; d’autre part, les consommateurs continuent de forger des relations de longue durée avec certains des objets qu’ils achètent. Le consommateur n’est pas passif, il est aussi créateur à partir de la consommation ; par exemple, le smartphone peut être vu comme un amplificateur de loisirs et de sociabilisation.

Comment alors expliquer l’existence de ces critiques et l’impression de stress, de contrainte du travail, ainsi que le sentiment tenace d’accélération qu’elles recouvrent ? Hartmut Rosa2 analyse ces paradoxes et identifie d’autres mécanismes à l’œuvre, et qui ne sont pas du ressort de la consommation. Ce sentiment proviendrait d’un processus croisant accélération du changement technique, accélération des changements de pratiques en cours dans la société (ex. travail, famille) et accélération du rythme de vie. Par exemple, des capacités décuplées de déplacement et de communication (courriel) accélèrent nos rythmes de vie personnels et professionnels ; les loisirs des plus éduqués sont devenus plus variés, plus intenses et tenus à une plus grande productivité, imitant ainsi le travail, qui pour sa part se trouve modifié par les pratiques de management impliquant plus de flexibilité, les changements fréquents d’emploi, les réorganisations, etc. H. Rosa voit la source de ce phénomène dans des principes fondamentaux de l’ère moderne : le désir d’innovation et les besoins du capitalisme, le principe de compétition et l’affaiblissement des institutions apportant sécurité et stabilité, et le projet d’émancipation et de réalisation personnelle. Cela fait de la possibilité d’un retour à une vision nostalgique de la vie « lente » (slow)3 , idée associée dans certains courants au projet écologique, ou tout du moins d’un ralentissement permettant de mieux préserver la planète, un véritable défi. 

La consommation est-elle l’expression de notre liberté ou la transformation du citoyen en un consommateur passif ?

F. Trentmann montre que cette question, qui oppose deux visions politiques très éloignées l’une de l’autre, est mal posée, car la consommation n’est ni une expression naturelle de l’humanité ni une contrainte extérieure qui lui aurait été imposée. Sur un autre plan, la recherche montre que le marketing, « bras armé » de la consommation, ne doit pas être pensé comme tout puissant et le consommateur totalement passif (Desjeux, 2013 ; Marion, 2011)4 . La consommation est un phénomène social complexe, qui s’inscrit dans une histoire longue ; de nombreuses institutions en ont influencé les différentes formes et, en retour, la consommation a transformé les relations sociales, les pouvoirs et les valeurs.

L’État est-il légitime pour intervenir sur les modes de consommation ?

F. Trentmann montre à quel point de grands pans de notre consommation ont été influencés, organisés, développés en dehors du marché et des consommateurs individuels. La période du paternalisme industriel, où les cités-usines pourvoyaient à l’ensemble des besoins des employés, en est une illustration frappante. De même que le rôle joué par l’État concernant les régimes alimentaires. Aux États-Unis par exemple, après la Seconde Guerre mondiale, l’État doit écouler les surplus de son agriculture ; il développe alors l’idée d’un bon repas pour tous les enfants, en tant que service public délivré à l’école, et affecte ainsi directement des millions d’enfants. L’arrivée de Nixon au pouvoir sonne la fin de ce dispositif : la mesure est transformée en une seule aide aux plus pauvres, puis privatisée ; on s'éloigne alors de l'idée d'un repas sain, et les fruits et légumes sont progressivement remplacés par produits plus gras, plus sucrés, préparant ainsi des générations de consommateurs à ces pratiques alimentaires. Pour F. Trentmann, c’est une illustration parmi beaucoup d’autres, et l’État ne peut donc dire « je ne peux rien faire, le consommateur est souverain », car il a une capacité d’action et d’influence importante sur les modes de consommation, et une responsabilité collective historique.

Sortir de la consommation est-il alors un horizon ? Et sinon comment agir ?

On projette des choses sur la consommation, on dénonce son impact, on se place sur un plan moral : cela est aussi vieux que la civilisation. On oublie ainsi trop souvent son histoire et la diversité de ses liens avec la société, mais aussi que les objets sont une part de ce qui fait de nous des humains. « Les choses ne sont pas que des choses » écrit T. Jackson, car les « objets matériels nous permettent de participer plus facilement à la vie de la société »5 . Se libérer des objets n’est pas chose si aisée, car émotions, identités et choses sont reliées6

Nous sommes néanmoins capables d’agir sur les modes de consommation et l’État a un rôle à jouer pour redéfinir sa place. F. Trentmann observe en effet la promesse de prospérité existant au sein de nos sociétés : « by one route or the other, all modern regimes ended up promising more goods to their subjects »7 . C’est un enseignement crucial pour mener la transition écologique, en montrant notamment qu’il est légitime et utile d’ouvrir le débat au sein de la société sur nos modes de vie et de consommation. Pour aller au-delà de la seule dénonciation, F. Trentmann dessine une perspective : la consommation peut être réinventée, elle n’a pas une forme immuable, mais elle nécessite certainement de changer la promesse au cœur de notre projet de société. Nous interrogeons cette promesse de prospérité dans le troisième et dernier volet de cette série de trois billets de blog.

 

  • 2 Rosa, H. (2013). Accélération, Une critique sociale du temps, La Découverte, coll. « Sciences humaines et sociales », 486 p., Paris.
  • 3F. Trentmann relativise cette idée du slow en montrant comment ce sont des forces sociales et politiques qui ont activement plaidé pour de nouveaux modes de vie plus actifs, et non l’action perverse de la consommation.
  • 4Desjeux, D. Chapitre 3. Le marketing entre cadrage, consommateur acteur et nouvelles émergences sociétales, dans P. Bourgne (Dir) (2013). Marketing : remède ou poison ? EMS Editions ; Marion, G. Le marketing et le concert de la critique, dans Golsorkhi D., Huault I. & Leca B. (dir.) (2009). Les études critiques en management. Une perspective française. Québec : Les Presses Universitaires de Laval, 99-132.
  • 5Jackson, T. (2017). Prospérité sans croissance, De Boeck.
  • 6Tim Jackson revient également longuement sur les enseignements de l’anthropologie concernant notre lien aux objets, ses fonctions sociales et psychologiques.
  • 7« D’une façon ou d’une autre, tous les régimes modernes ont fini par promettre plus de biens à leurs sujets. »