L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 a accentué la crise d’approvisionnement en gaz naturel de l’Union européenne en cours depuis l’été précédent. À la hausse des prix s’ajoute désormais la nécessité stratégique de réduire le plus rapidement possible les importations d’énergie russe, considérant également le risque d’une rupture brutale d’approvisionnement, déjà effective en Pologne et en Bulgarie. Pour faire face à cette crise, l’UE a publié en mars 2022 une première stratégie, « REPowerEU », qui sera détaillée le 18 mai. La plupart des États membres a aussi annoncé des mesures au niveau national, augurant des approches différenciées. Ce billet de blog tire quatre enseignements de la comparaison des réponses française et allemande à la crise d’approvisionnement en énergies fossiles et à la hausse des prix associée.

Depuis l’automne 2021, les pays de l’Union européenne sont durement frappés par une hausse des prix du gaz naturel, de l’électricité et des carburants, due à une reprise économique rapide et à d’autres facteurs conjoncturels et géopolitiques. L’invasion de l’Ukraine a accentué la crise et remis en question la stratégie d’approvisionnement de l’Europe qui importe de Russie environ 40 % de son gaz naturel, 27 % de son pétrole et 46 % de son charbon, le niveau de dépendance variant largement d’un État membre à l’autre. L’Allemagne est particulièrement dépendante des importations russes, qui représentent 55 % de sa demande en gaz, 35 % de son pétrole et 45% de son charbon en 2021, contre respectivement 17 %, 9 % et 26 % en 2020 pour la France.

Pour lutter contre la hausse des prix, deux approches contrastées mais globalement trop axées sur le court terme

L’écart en termes de degré de dépendance explique en partie les différences dans les réponses apportées par les gouvernements respectifs à la crise de l’énergie. La France s’est rapidement prononcée en faveur de sanctions contre la Russie, incluant un embargo sur l’importation des énergies fossiles – initiatives bloquées par l’Allemagne (et d’autres États membres) à l’exception d’un embargo approuvé par l’Europe des 27 le 8 avril dernier sur le charbon, combustible fossile dont l’approvisionnement est le moins difficile à diversifier mais dont le poids économique est le plus faible pour la Russie, et d’un embargo sur le pétrole en cours de discussion. Concrètement, l’Allemagne a significativement réduit ses importations de gaz naturel russe entre février et mi-avril 2022, passant de 55 à 35 %, tandis que la dépendance de la France reste relativement stable entre février et mars, passant d’importations représentant 26 % à 32 % de la consommation1 .

Des mesures ont en revanche été prises de part et d’autre du Rhin pour contrer le surcoût significatif pour les ménages et les entreprises lié à l’augmentation des prix des énergies. 

La France, dont les élections présidentielles et législatives étaient imminentes, a ainsi mis en place à partir de fin 2021 un bouclier tarifaire pour l’électricité et le gaz ainsi qu’une baisse des taxes sur l’essence et le gazole, en sus de 2 milliards d’euros en faveur des entreprises, d’un « chèque énergie » additionnel de 100 € pour les ménages modestes et d’une prime « inflation » de 100 € distribuée à 38 millions d’habitants, pour un coût total de 25 milliards d’euros. À titre de comparaison, l’institut I4CE estime qu’il faudrait entre 13 et 17 milliards d’€ par an d’investissements supplémentaires par rapport à 2019 pour rattraper le retard pris sur la trajectoire vers la neutralité carbone en France.

L’Allemagne, dont les élections au Bundestag venaient d’avoir lieu, a attendu le mois de mars 2022 pour annoncer des mesures visant à réduire le coût des transports publics (notamment le ticket mensuel à 9 € pour l’utilisation illimitée des transports publics locaux et régionaux entre juin et août 2022, pour un coût total de près de 4 milliards d’€) ou de l’essence et du gazole, ainsi que des paiements uniques et déductions d’impôts en faveur des ménages et des actifs, pour un coût total estimé à près de 20 milliards d’euros. 

Or la stratégie de limitation de la hausse des prix interroge, car très onéreuse pour la puissance publique et ne permettant pas de cibler les ménages très modestes ou les entreprises les plus vulnérables en fonction de leurs besoins. Par ailleurs, l’approche par les prix fait obstacle à une évolution des comportements et à la réalisation des investissements requis pour durablement diminuer la dépendance aux énergies fossiles. 

En France et en Allemagne, des leviers de demande sous-utilisés

Les réponses française et allemande se sont jusqu’à présent concentrées sur des mesures de compensation face à la hausse des prix. Or la réduction durable de la demande en énergie est un levier incontournable tant pour les objectifs climatiques que pour la sécurisation énergétique du continent2 3 et agir sur celle-ci est d’autant plus nécessaire que le signal-prix ne parvient que partiellement ou de façon décalée aux acteurs économiques. Ainsi, si la France a augmenté de 1 000 € la prime dédiée au remplacement des chauffages à énergie fossile, les aides à la rénovation énergétique globale ne sont pas augmentées et les conditions pour des rénovations massives et efficaces ne sont pas réunies, comme l’indique un récent billet de blog Iddri

En comparaison, l’Allemagne a rehaussé le budget pour le soutien aux rénovations énergétiques et les constructions à basse consommation à près de 10 milliards d’euros pour 2022 et introduit des critères plus stricts pour l’efficacité énergétique des nouveaux bâtiments dès 2023. Le programme de soutien est par ailleurs en cours de réforme afin de flécher les aides vers les rénovations par rapport aux nouvelles constructions, après avoir déjà été revu en profondeur et les aides massivement renforcées pour 2021, avec des subventions allant jusqu’à 75 000 € pour les rénovations profondes, et des prêts à taux préférentiel pouvant aller jusqu’à 150 000 €. Ces mesures doivent être maintenues dans le temps pour assurer un effort de rénovation suffisant pour la décarbonation des bâtiments.

Outre les mesures d’efficacité, dont l’effet est structurel et durable, des stratégies de rationnement limitées à court terme peuvent aussi être adoptées, par exemple via la limitation de la consommation finale d’électricité (extinction des panneaux publicitaires) et de gaz naturel (baisse de la température de chauffage), et pourraient être clés pour l’hiver 2022-2023, comme exposé dans une récente note de l’Iddri et une courte étude Agora

Ces mesures ont l’avantage d’être relativement simples de mise en place, effectives et réversibles, même si elles ne sauraient se substituer à des stratégies de long terme de sortie des énergies fossiles. Si, des deux côtés du Rhin, la baisse de la température de chauffage nominale des bâtiments est mentionnée dans les stratégies de réponse à la crise, aucun plan généralisé de diminution temporaire de la consommation n’a été formulé. Ce type de stratégie pourrait être adopté, via la sensibilisation des consommateurs ou d’autres mesures incitatives comme des limitations temporaires de la vitesse sur les routes – ce que l’Allemagne, seul pays européen sans limitation généralisée sur les autoroutes, continue de refuser malgré des appels répétés de la société civile. 

Les énergies renouvelables, levier oublié en France ?

L’électrification et le déploiement concomitant d’énergies renouvelables est un levier important pour réduire la dépendance aux énergies fossiles importées de Russie et pouvant être mis en place rapidement. Si la France a annoncé des procédures simplifiées pour l’injection du biométhane au réseau de gaz naturel, du côté de l’électricité aucun effort supplémentaire ne se profile alors que la France est le seul pays de l’UE à ne pas avoir atteint ses objectifs de déploiement de renouvelables pour 2020, que le parc nucléaire existant connaît un décrochage de sa disponibilité et que d’éventuels nouveaux réacteurs ne seront mis en ligne qu’après 2035 au plus tôt. 

Côté allemand, la stratégie sur le développement des renouvelables avait déjà connu un coup d’accélérateur fin 2021, avec l’objectif d’atteindre 80 % d’électricité renouvelable en 2030 et 100 % dès 2035. Le gouvernement a étayé et renforcé ces annonces dans le paquet législatif de Pâques, qui prévoit un quasi-quadruplement des capacités installées pour le solaire et un doublement pour l’éolien terrestre pour atteindre respectivement 215 GW et 115 GW en 2030 (soit jusqu’à 22 GW et 10 GW par an), accompagné d’un bouquet de réformes pour immédiatement accélérer les processus administratifs. Après l’invasion russe, il a été décidé de ne pas revenir sur les dates de fin d’activité des centrales nucléaires. En France, la capacité installée totale d’éolien terrestre est de 18 GW et de 12 GW pour le solaire photovoltaïque, avec l’objectif d’atteindre respectivement 35 GW et 44 GW en 2028. C’est également un volet clé de la stratégie européenne REPowerEU pour diversifier l’approvisionnement en énergie dans la prochaine décennie, et devrait être une priorité pour le nouveau gouvernement français. 

Un besoin fort de coopération européenne 

L’un des piliers de la réponse européenne à la dégradation des relations avec la Russie a été de chercher à diversifier les approvisionnements en gaz naturel, en particulier en augmentant les achats de gaz naturel liquéfié (GNL). Des accords supplémentaires avec des producteurs ont été signés au niveau européen, mais de nombreux États membres ont aussi engagé des discussions bilatérales, voire des investissements dans des infrastructures au niveau national. Le risque est que ces infrastructures soient non viables économiquement et rapidement obsolètes au vu de la mise en œuvre des stratégies climatiques européennes, ou qu’elles justifient une consommation sur une durée plus longue de gaz naturel incompatible avec la décarbonation.

Pour que la diversification soit un levier important à court terme pour toute l’UE, des efforts de solidarité et une coopération efficace entre États membres sont nécessaires. D’une part, la dépendance aux importations russes est plus marquée dans les pays d’Europe centrale et orientale, tandis que les terminaux méthaniers sont essentiellement localisés dans les pays d’Europe de l’Ouest (Espagne, France, Royaume-Uni notamment). Étant donné que les ressources supplémentaires en GNL sont réduites (500 TWh supplémentaires selon le plan REPowerEU), il existe un fort enjeu à répartir ces ressources de manière équitable entre États. En outre, les échanges de gaz entre États membres ainsi qu’un effort généralisé de réduction de la demande dès aujourd’hui permettraient pour certains États de diversifier leur approvisionnement sans engager de nouveaux investissements dans des infrastructures.
Les mesures de court terme prises en France et en Allemagne pour faire face aux tensions sur l’approvisionnement en énergies fossiles doivent être complétées de stratégies structurelles de sobriété et d’efficacité énergétique et de déploiement des énergies bas carbone afin de permettre l’atteinte des objectifs climatiques européens et nationaux. Autant de sujets sur lesquels une coopération franco-allemande renforcée au service de l’action européenne pourrait s’avérer décisive.