Alors que s’ouvre le Salon international de l’agriculture, le rendez-vous annuel des Français avec les agriculteurs, ce billet de blog revient sur la crise qui secoue le secteur agricole depuis plusieurs semaines. Il insiste sur le besoin de construire pas à pas un chemin pour la transition de notre système alimentaire, qui prenne autant au sérieux les enjeux environnementaux qu’économiques, et pose quatre conditions pour y parvenir. 

Des revendications de crise qui cachent des dysfonctionnements structurels

Les manifestations agricoles qui ont traversé l’Europe ont pour dénominateur commun l’expression d’un ras-le-bol touchant aux aspects économiques et réglementaires. Cela s’est traduit par la demande de prix plus rémunérateurs, d’une baisse des contraintes administratives et de davantage de protection face à la concurrence jugée déloyale venant de pays tiers (voire d’autres pays européens, dans le cas de ce qui est dénoncé en France). À ces revendications s’est souvent ajoutée la contestation des objectifs environnementaux, et notamment ceux fixés par le volet agricole du Pacte vert1 . Cette remise en question révèle une tension plus fondamentale entre les préoccupations économiques légitimes des agriculteurs, et la possibilité de faire advenir la transition agroécologique dans le cadre du système alimentaire actuel.

Dans ce contexte, les mesures de court terme annoncées par les exécutifs français et européen pour tenter de sortir de la crise (d’autres étant encore attendues dans les prochaines semaines) ont été beaucoup critiquées, tantôt au titre de leur insuffisance par rapport aux revendications de la profession agricole, tantôt au titre des reculs sur le plan du climat, de la biodiversité ou de la santé publique qu’elles impliquent. En tout état de cause, elles n’ont pas été pensées comme des garantes du maintien de la capacité productive des agrosystèmes à long terme, mais bien comme une opération d’urgence en réponse à des demandes de l’instant.

Au-delà d’une critique des modalités de gestion politique de cette crise, ce billet de blog s’attache à discuter des orientations de long terme du système alimentaire européen et des réformes à dessiner pour offrir aux agriculteurs une sortie par le haut des difficultés structurelles auxquelles ils sont confrontés. 

L’absence de réponses pour une sortie de crise de long terme

Une grande partie des acteurs du système alimentaire français reconnaît que le statu quo n’est pas une option, ne serait-ce qu’en raison de la menace pour la viabilité économique des fermes que représente la multiplication des aléas climatiques, sanitaires ou géopolitiques. Ce, dans un contexte de forte hétérogénéité du secteur, où la situation économique de certains agriculteurs n’a cessé de se dégrader au cours des trois dernières décennies – notamment sous l’effet des chocs climatiques, comme de marché, qui ont mis à mal la trésorerie des exploitations, – tandis que d’autres exploitations tiraient profit des nouvelles conditions de marché.

Néanmoins, quand bien même un scénario de business as usual est globalement considéré comme une option non viable, il n’existe pas non plus d’accord sur la nouvelle direction à emprunter. Or, la définition de politiques publiques – dont le rôle est bien d’orienter l’évolution du système alimentaire – est impossible sans un tel accord, au moins implicite, sur les évolutions à impulser.

Certes, après soixante ans d’un paradigme agricole dominé par des objectifs de compétitivité et de productivité, la Commission européenne a mis sur la table en 2020 la stratégie « De la ferme à la table ». Celle-ci propose un nouveau cap pour le système alimentaire européen, dans le cadre global du Pacte vert. Mais son parcours politique a été émaillé de vifs débats et de remises en question de plus en plus fortes, en particulier depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. Les remous qu’elle a causés sont révélateurs de l’extrême difficulté à concilier au sein d’un même projet politique les dimensions marchandes (revenu et emploi aux maillons des fermes comme des industries agroalimentaires, rayonnement international de l’agriculture européenne) et non-marchandes (climat, biodiversité, ressources naturelles, santé), les multiples parties prenantes du système alimentaire n’établissant pas la même hiérarchie entre ces différentes dimensions.

D’un côté, les ingrédients d’une transition qui permettrait au système alimentaire d’accroître sa résilience, de réduire ses émissions de gaz à effet de serre et de contribuer à la restauration de la biodiversité et de la qualité de l’eau, sont bien documentés : rééquilibrage des régimes alimentaires vers moins de protéines animales et plus de fruits et légumes et de fibres ; réduction maximale des pertes et gaspillages ; diversification des systèmes agricoles, de la parcelle au paysage, pour réduire les dépendances aux intrants via le développement de systèmes plus circulaires2 .

Mais d’un autre côté, si les principaux vecteurs de la transition agroécologique sont connus, leur mise en œuvre suppose des transformations d’une ampleur difficilement envisageable sur les plans social et économique aux conditions actuelles de marché : profonds changements des pratiques alimentaires, ainsi qu’une modification – elle aussi profonde – de la géographie et des volumes de production de filières clés (notamment animales et de grandes cultures), entraînant à son tour des réorganisations industrielles à l’amont comme à l’aval du maillon agricole, elles-mêmes à l’origine d’une déstabilisation des modèles sur lesquels repose la compétitivité des industries.

À la difficulté de trouver un espace socio-économique réaliste à court-terme pour de telles transformations3 s’ajoutent des divergences de vision entre parties prenantes. Ces divergences touchent à des enjeux aussi structurants que le renouvellement générationnel (une partie des acteurs plaide pour la réinstallation massive de paysans dans les campagnes, quand d’autres considèrent suffisant de réduire, au mieux, le rythme de diminution des exploitations agricoles), le prix de l’alimentation (les uns revendiquent la nécessité d’une augmentation de la part du budget des ménages consacrée à l’alimentation, les autres défendant le maintien de prix bas), ou encore le rôle des technologies dans le verdissement des pratiques agricoles.

Une nouvelle orientation du système alimentaire qui requiert une boussole

Dans une telle situation, chercher un accord, c’est aussi accepter que des arbitrages soient faits entre ces différentes attentes. La complexité de l’équation permettant d’assurer une égalité de traitement entre ses termes économiques et environnementaux fait qu’elle n’est jamais traitée de front. On aboutit alors à un décalage entre une partie des objectifs affichés et les mesures réellement mises en œuvre, et finalement, à la situation de désorientation que l’on connaît aujourd’hui. Autrement dit, construire des instruments politiques de moyen ou long terme en l’absence de quelques points d’accord sérieux entre les parties prenantes s’apparente à un jeu d’équilibriste fort délicat, mais surtout préjudiciable à toutes les parties prenantes sur le long terme.

Pour parvenir à dépasser cette situation d’échec politique, les décideurs politiques européens et nationaux doivent organiser un cadre de discussion entre parties prenantes qui devrait chercher à respecter autant que possible les quatre conditions ci-dessous. Si le dialogue stratégique européen en cours peut constituer un point de départ intéressant, il devra nécessairement être complété de discussions à l’échelle des États membres, en particulier dans les pays, telle la France, dans lesquels le débat agricole est particulièrement polarisé. 

  • S’il y a bien un consensus implicite sur les impasses d’un scénario business as usual, le point de départ d’une discussion honnête est la reconnaissance explicite de cet état de fait. Le corollaire en est que nous ne pourrons sortir de cette impasse qu’en cherchant à forger des accords pas à pas, combinant des avancées sur le plan marchand / socio-économique (rémunération, réduction de la pénibilité du travail) et non marchand / santé et environnement (réduction des émissions, amélioration des sols…). De tels accords doivent associer et engager tant les parties agricoles et agroalimentaires, que le reste de la société civile concernée par le fonctionnement du système alimentaire (les producteurs d’eau potable, les représentants des consommateurs, les porteurs de différents enjeux environnementaux, etc.). 
  • La construction de tels accords doit être envisagée comme un processus itératif, et non comme un débat à fermer une bonne fois pour toute. Elle se fera en plusieurs étapes, intégrant progressivement des dimensions et des enjeux supplémentaires. Les forces et faiblesses des compromis se construisant au fur et à mesure, leurs versions successives devront être soumises à un examen critique, socio-économique comme environnemental et de santé, permettant leur amélioration chemin faisant. Le processus devra aussi reposer sur le respect de conditions d’un dialogue réussi par les parties prenantes.
  • Parvenir à un terrain d’entente entre parties prenantes suppose également de ne pas faire reposer la transition agroécologique uniquement sur le maillon des exploitations agricoles françaises et européennes. Il s’agit de l’accompagner en parallèle aux niveaux des industries agroalimentaires et des comportements et pratiques alimentaires, mais aussi de ne pas exposer les producteurs à la concurrence de produits importés ne s’inscrivant pas dans un modèle durable. Pour cela, la politique de transition agroécologique doit également être industrielle, commerciale, sociale et de santé.
  • Enfin, l’évolution du système alimentaire actuel vers l’accord qui aura été défini ne pourra se faire à cadre budgétaire et financier constant, c’est-à-dire sans toucher aux prix de l’alimentation, ou aux budgets publics – français ou européens – dédiés au système alimentaire et à sa transition. En clair, un rééquilibrage des flux de financement de la transition vers ce nouveau système alimentaire sera nécessaire.