L’accessibilité sociale du projet de transition vers une alimentation durable fait débat. Sommes-nous face à une impasse ? Serions-nous condamnés à préserver le statu quo, seul modèle capable selon certains de fournir une alimentation accessible à tous ? Ou à mettre en œuvre une transition alimentaire performante sur le plan environnemental mais injuste socialement ? Ce billet cherche à montrer que l’on ne doit pas se laisser enfermer dans ce dilemme. Mais construire une transition alimentaire inclusive nécessite de clarifier les enjeux et de débattre collectivement des cadres de politiques publiques qui soient à la hauteur du défi.
 

Un modèle déjà défaillant sur le volet social 

Avant même de s’intéresser aux enjeux environnementaux de la transition, il est crucial de rappeler les défaillances de notre système alimentaire actuel sur le plan social et les limites des politiques existantes. Si le pari de l'après-guerre d’offrir globalement une nourriture abondante et relativement bon marché a été relevé, il n’a pas apporté une réponse satisfaisante à la nécessité d’assurer la sécurité alimentaire et nutritionnelle des Français. Aujourd’hui, ce paradigme alimentaire atteint ses limites, comme le montrent les chiffres de l’insécurité alimentaire (Terra Nova, 2021), la persistance de fortes inégalités sociales de santé en lien avec l’alimentation (Hercberg, 2017 ; Darmon et Carlin, 2013) et, en miroir, les difficultés de rémunération des agriculteurs (Insee, 2021). Plus globalement, le système alimentaire actuel conduit à d'importants enjeux de santé publique, avec la hausse de l'obésité et des maladies associées à l'alimentation (Eat-Lancet, 2019) et des interrogations récentes sur l'impact sanitaire des produits ultra-transformés (Inserm, 2018). Ce diagnostic implique que le statu quo n'est pas une option et que des changements profonds sont nécessaires, et pas uniquement pour protéger l’environnement.

Dans ce contexte, la transition agricole et alimentaire, qui vise à réduire les lourds impacts sur l’environnement de notre agriculture, implique des évolutions des modes de production mais également de consommation. Ce projet doit être largement partagé et accessible : à quels obstacles cette transition fait-elle face sur le volet social ?

La question de l’accessibilité économique, à court et moyen termes

Dans les conditions actuelles, produire de la nourriture selon des modes de production durables (MPD) coûte généralement plus cher. À court terme cependant, le surcoût lié à une légère augmentation des produits issus de MPD1 dans le panier peut être entièrement compensé par un rééquilibrage de l’assiette (moins de produits animaux, plus de fruits, légumes et légumineuses) pour une large majorité des ménages (I4CE, 2021 ; WWF, 2017 ; Soler et al., 2021 ; Fardet et al., 2021). Au-delà des plus précaires, aller vers une alimentation plus saine et durable ne dégrade donc pas significativement l'accessibilité économique du panier des ménages. Et pour les plus précaires, l'enjeu le plus urgent reste celui de lutter contre l'insécurité alimentaire et les inégalités de santé, en les aidant notamment à accéder à une alimentation plus saine et diversifiée2 .

L’enjeu économique pourrait devenir bloquant à plus long terme lorsque les paniers contiendront une part substantielle de produits issus de MPD (I4CE, 2021). Tout dépendra alors : (i) côté offre, de la manière dont évolueront les prix des produits issus de MPD en fonction des économies d’échelles réalisées, des subventions accordées aux différentes productions3 , du progrès technique ou encore du partage de la valeur dans les filières4  ; (ii) côté demande, de l’évolution des niveaux de revenu, de la part des autres postes de dépenses dans le budget total (énergie, logement, transport, etc.), et de la priorité que les ménages accordent à une alimentation saine et durable relativement à ces postes lorsqu’ils sont en capacité de prioriser5

Il y a donc là un obstacle potentiel en termes d’accès pour les plus modestes à une alimentation plus durable qui doit être prise au sérieux pour des raisons d’équité, mais aussi de cohésion de la société dans la transition. Ce questionnement est bien sûr partagé avec les secteurs du transport, de l’énergie et du logement.

Quelles philosophies d’action ?

L’actualité s’est concentrée sur les modalités de mise en œuvre du chèque alimentaire à la suite de la proposition faite par la Convention citoyenne sur le climat6 (I4CE, 2022). Bien que cette mesure puisse être pertinente à court terme pour répondre à l’urgence sociale, il nous semble utile de prendre un pas de recul pour examiner les différentes options versées dans le débat. 

Nous distinguons au moins quatre philosophies d’action pour contribuer à l’objectif d’une alimentation saine et durable accessible à tous d’un point de vue budgétaire. Deux d’entre elles correspondent à des politiques relativement classiques : des politiques sociales visant à assurer à chacun l’accès aux biens et services de base d’une part, et des politiques agri-alimentaires visant à maîtriser le coût de l’alimentation saine et durable d’autre part. Deux autres philosophies d’action cherchent pour la première fois à articuler politiques de transition écologique et politiques sociales sur le volet alimentaire : l’une en ciblant particulièrement les ménages en situation de précarité (c’est le cas des chèques alimentaires), et l’autre relevant d’une approche plus universelle. Cette typologie doit nous inciter à nous demander : à quoi pourrait ressembler en 2040 un « service » d’alimentation saine et durable accessible à tous ? Comment l’imaginer et quels en seraient les critères de réussite à terme pour la transition ? Faut-il et, le cas échéant, comment, combiner ces philosophies d’action7 ?

Quatre philosophies d’action pour assurer l’accessibilité économique d’une alimentation saine et durable (issu d’un travail de relevé des propositions et des leviers existants)

philosophies d'action alimentation

1 Portée par Ingénieurs sans frontières, la sécurité sociale de l'alimentation consiste à construire pour l'alimentation un service similaire à celui de la sécurité sociale de santé. Ses trois piliers sont : l'universalité (tout le monde est bénéficiaire), le conventionnement des produits décidé démocratiquement, et le financement par la cotisation sociale
2 Un exemple local dans la Drôme  

Un autre regard sur et avec les personnes modestes 

Ces philosophies d’action ne peuvent reposer sur les seules lunettes économiques et sur l’approche par l’accompagnement budgétaire8 . Prendre en compte l’inclusion sociale de manière plus large est indispensable pour mettre en œuvre la transition alimentaire. En premier lieu il faut éviter des stigmatisations bloquantes. Or les changements vers une alimentation durable peuvent susciter des tensions, lorsque les recommandations et leurs formulations apparaissent stigmatisantes (ex. la recommandation des 5 fruits et légumes par jour) et les normes de consommation excluantes (ex. le bio comme vecteur de différenciation sociale). Le concept d’alimentation durable ne fait d’ailleurs pas l’objet d’une définition commune chez tous les Français (Iddri, 2019), et peut prendre différentes formes. Le reconnaître est une condition à l’adhésion par le plus grand nombre, et par conséquent de son succès. 

En parallèle, la diffusion d’une représentation faussée selon laquelle les classes aisées et diplômées seraient déjà en phase avec les enjeux de durabilité, alors que les publics modestes seraient « en retard » contribue à creuser un fossé pénalisant pour la mise en œuvre de la transition. Pourtant, une analyse fine des pratiques et des aspirations de ces groupes les moins aisés montre qu’ils ne doivent pas être considérés comme des obstacles à la transition, mais bien comme des acteurs, porteurs d’une vision particulière de l’alimentation durable, et qui devrait enrichir le projet de transition (Iddri, 2022). Leurs pratiques actuelles ne sont pas moins durables, et comme le reste de la population, ils expriment un intérêt pour une alimentation saine, de qualité et durable et ne sont pas absents des tendances de consommation, comme celle du bio. L’enjeu se situe donc davantage dans le besoin d’inclusion et de cohésion dans la façon de concevoir, présenter et mener le projet de transition, ce qui peut prendre des formes très concrètes notamment au niveau local (voir par exemple le projet « Territoires à vivres » ). 

Développer des visions prospectives d’une transition alimentaire juste

Une vision prospective claire et opérationnelle de la manière dont pourrait être menée une transition alimentaire accessible à l’ensemble des consommateurs reste à construire : à quoi ressemblerait un système alimentaire inclusif d’ici 2035-2040 ? Comment évolueraient les capacités financières des ménages (coût de l’alimentation, budget alimentaire) ? Quels outils de politique publique accompagneraient l’évolution des pratiques ? 

Jusqu’à présent, les travaux de prospective qui ont permis de dessiner les contours du système alimentaire de demain (SNBC, Afterres, TYFA, etc.) n’ont pas véritablement intégré ces dimensions sociales de la transition (changement des modes de vie, inégalités, organisation collective…), ce qui est un enjeu plus global pour les prospectives environnementales (Iddri, 2021)9 . Afin de traiter cet angle mort, les prochains travaux de l’Iddri et d’I4CE exploreront les mécanismes sociaux et les impacts budgétaires pour les ménages de différents scénarios de transition des régimes alimentaires vers « moins mais mieux » de produits animaux.
 

  • 1Rappelons que la production biologique, par exemple, ne représente qu’une petite part du marché alimentaire avec 6,5 % (Agence bio, 2021) : à court terme, il ne s’agit donc pas de se demander si un panier à 50 % bio est accessible car il n’est de toute façon pas généralisable du fait des limites de production, mais de considérer une petite proportion dans les paniers moyens - ce qui représente en réalité un cas de figure fréquent chez les consommateurs de produits bios, voir (Lamine, 2008).
  • 2Voir par exemple l’enjeu des « calories vides », renvoyant à des aliments contenant des sucres simples, mais sans apport de micronutriments (Synthèse du rapport « Pour une politique nutritionnelle de santé publique en France » https://www.hcsp.fr/explore.cgi/ouvrage?clef=56)
  • 3Les subventions représentent une part significative des financements (I4CE, 2021: https://www.i4ce.org/download/decryptage-financements-systeme-alimentaire-francais-climat/), mais variable selon les filières : les fruits et légumes, dont le prix peut être un obstacle à leur consommation, sont moins subventionnés que les autres denrées (MAA, 2021).
  • 4À la fois la part de la valeur revenant au produit agricole plutôt qu’à sa transformation par l’agroalimentaire, et des pratiques commerciales dans les filières (UFC-Que choisir, 2019)
  • 5Dans un récent sondage sur le travail des agriculteurs diffusé par la FNSEA, 72 % et 71 % des répondants sont prêts à payer plus cher des produits français et pour garantir une rémunération plus juste des agriculteurs (FNSEA, 2022)
  • 6Proposition SN6.1.5 : permettre aux plus démunis de se fournir en produits bio ou via des AMAP. Voir aussi plus largement la proposition SN5.2.3 : concevoir une nouvelle solidarité nationale alimentaire pour permettre aux ménages modestes d’avoir accès à une alimentation durable. Notons que sur cette base et à ce jour, la finalité précise du dispositif public n'est pas encore totalement définie. (CCC, 2021)
  • 7Le projet de politique de sécurité alimentaire et nutritionnelle « Fome zero » du Brésil peut être une source utile d’inspiration (ministère du Développement agraire, 2012)
  • 8Comme deux travaux récents sur la taxe carbone (Douenne et Fabre, 2022 ; Mildenberger et al., 2022) l’illustrent d’ailleurs.
  • 9Alors même que d’autres dimensions socio-économiques ont été récemment analysées notamment, la question des emplois, le revenu agricole, voir (IDDRI 2021)