Qui sommes-nous ? Un groupe de prospectivistes et chercheur(e)s, issus de divers horizons, disciplines et organisations (recherche, bureaux d’études et cabinets de conseil, administration, think tanks, entreprises, etc.), échangeant depuis plus d’un an sur les enjeux d’une meilleure intégration des dimensions sociales et notamment des modes de vie dans les prospectives énergie-climat. Nous souhaitons mettre à profit cette expérience collective pour la conception de la future Stratégie nationale bas-carbone.

C. Barbier (CNRS- Cired), L. Brimont (Iddri), J. Bueb (secrétariat du Haut Conseil pour le climat), P. Charriau (Enerdata), M. Colombier (Iddri), E. Combet (Ademe), C. Désaunay (Futuribles), R. Desplats (Ademe), J. Dossier (Quattrolibri), S. Dubuisson-Quellier (CNRS- SciencesPo), P. Jolivet (Ademe), S. La Branche (Gieco), D. Laurent, T. Le Gallic (Cired), Y. Marignac (association négaWatt), S. Martin (secrétariat du Haut Conseil pour le climat), J. Portalier (Carbone 4), P. Pourouchottamin, M. Saujot (Iddri), S. Thiriot (Ademe), C. Tutenuit, E. Vidalenc (Ademe), J. Villalongue (Leonard), H. Waisman (Iddri)

Pourquoi c’est essentiel

La transition est un projet de transformation sociale, politique, technique et économique, qui vient interagir avec une société en perpétuel mouvement, mue par des forces individuelles et collectives (groupes, institutions, modes de régulation, etc.) et ayant ses dynamiques propres dans ses formes d’organisation sociale, ses valeurs, ses liens aux technologies, etc. À ce stade de la définition d’une stratégie de décarbonation de la France, il est critique de mieux penser, en amont, la dimension sociale de la transition : les structures et mécanismes sociaux à l’œuvre qui peuvent favoriser, modifier ou s’opposer à sa mise en œuvre, ceux qu’il faut pouvoir orienter et ceux dont il faut débattre, nombreux, tant l‘exercice est nouveau. Or la dimension sociale1 du changement demeure un point faible des prospectives énergie-climat. Aujourd’hui, la montée à l’agenda politique de ces questions est une opportunité pour intégrer plus largement l’analyse du social à la fabrique de la SNBC.

Dans cette perspective, remarquons que la SNBC2 a été un premier pas : des changements de comportements et de modes de vie y sont identifiés comme des éléments de la trajectoire à mettre en œuvre (pratiques alimentaires, de consommation, de mobilité, dans l’habitat, etc.), mais sans que cela soit totalement approfondi, débattu et connecté à des politiques publiques, malgré un premier exercice de traduction dans l’exercice Vision de la France neutre en carbone et respectueuse du vivant en 2050 mené par la suite sous l’égide du Conseil national de la transition écologique (CNTE) en 2020. Plusieurs évolutions récentes incitent également à cet approfondissement de la dimension sociale : la littérature scientifique est ainsi de plus en plus active sur la question des changements sociaux et de modes de vie dans le cadre de la décarbonation, et un nouveau chapitre du futur rapport du Giec sera dédié à ces questions (Chapitre 5 - ‘Demand, services and social aspects of mitigation’). La mise en place du Haut Conseil pour le climat fin 2018 a également permis de pointer l’importance des enjeux sociaux et d’apporter des cadres pour aborder ces questions, qui apparaissent également de manière renforcée et de différentes manières dans les travaux en cours portés par RTE et l’Ademe, comme dans ceux poursuivis par l’association négaWatt et récemment par EPE. Enfin, la SNBC est de plus en plus mobilisée comme une vision de référence par une diversité d’acteurs de la société, bien au-delà de la sphère d’expertise technique, et la conception de cette troisième stratégie sera certainement davantage débattue, notamment en arrivant après la Convention citoyenne pour le climat et dans un contexte de forte médiatisation des enjeux climatiques. Pour permettre ce mouvement d’appropriation et de débat, améliorer la prise en compte des changements sociaux est indispensable.

Comment aborder la question et ce qu’il faut éviter 

Sur la base de nos expériences diverses, nous proposons une manière d'aborder les dimensions sociales dans la prospective. Il y a en effet des « pièges » à éviter, liés aux risques d’incompréhension entre communautés et disciplines, à commencer par les termes utilisés2 , et au cadre méthodologique qui s’est progressivement construit pour mener des prospectives énergie-climat, cadre bien adapté à l’analyse technico-économique mais beaucoup moins à l’analyse sociale.

Le premier piège à éviter est de penser la dimension sociale comme une brique isolée, dont on pouvait se passer mais qu’il s’agit aujourd’hui, en la limitant à l’idée de « sobriété » dans une acceptation restrictive3 , de mobiliser à la hâte pour passer la marche de la neutralité. Dans cette perspective, elle est ainsi mobilisée dans une logique additionnelle aux solutions techniques (ex. variante du scénario principal avec des hypothèses de changements de comportement en plus). Elle ne devrait pas non plus se limiter au seul enjeu « comptable » de calibration des hypothèses d’entrée des modélisations quantitatives (ex. nombre de kilomètre parcourus, nombre de kcal ingérés, température de chauffage, etc.), ce qui revient à associer des valeurs probables ou souhaitables4 , mais sans forcément approfondir la question de la stratégie de mise en œuvre. 

Ceci renvoie au deuxième piège : considérer les dimensions technique et sociale de manière séparée. Or celles-ci ne doivent être ni opposées ni pensées séparément, car il y a une interdépendance de ces changements. Pensons par exemple à l’évolution du régime alimentaire qui à la fois structure et est structuré par l’organisation de la production agricole et les changements associés. C’est à cette intersection que se situent les choix politiques inhérents à la définition de la stratégie, comme l’a d’ailleurs illustré le travail de la Convention citoyenne.

Un dernier piège est de considérer les modes de vie, l’une des dimensions de l’analyse sociale, par le seul prisme de l’action individuelle, alors que ce concept renvoie au contraire aux cadres collectifs (normes sociales, infrastructures techniques, règles économiques) qui les organisent et les structurent, et qu’il s’agit donc de faire évoluer. 

L’analyse sociale doit nourrir le débat politique, c'est-à-dire contribuer à identifier les alternatives stratégiques et les conditions de mise en œuvre. Explorer la dimension sociale, ce qui passe par une plus grande mobilisation des sciences humaines et sociales dans les travaux, c’est examiner les modes d’organisation (ex. système mobilité), les relations structurelles (ex. régulation d’un marché), les contraintes systémiques (ex. le budget temps) qui vont rendre possible ou au contraire s’opposer à un scénario de transition pour comprendre les alternatives possibles et les manières de mettre en œuvre le changement. C’est donc fondamentalement une façon de nourrir, « challenger » et confronter à la réalité sociale l’ensemble des hypothèses techniques et économiques et d’apporter une évaluation permettant de rendre la SNBC plus robuste et plus apte à être un outil de pilotage. Elle doit donc être pensée dès l’amont et non uniquement en aval.

Prenons un exemple : une façon classique d’aborder la décarbonation du secteur du bâtiment est de formuler un ensemble d’hypothèses concernant les solutions techniques et les politiques associées, et de s’interroger en aval sur la dimension comportementale résultante du scénario technique  – par exemple, comment faire en sorte que la population respecte une certaine température de chauffage ? –, question qui ne trouve en général pas de réponse satisfaisante. Une autre façon de faire serait d’intégrer plus en amont dans le raisonnement des éléments comme : l’adéquation entre le parc de logements et la structure des ménages ; les différentes représentations du confort thermique ; les diversités de situation sociale dans son logement, dont la précarité énergétique ; les contraintes dans l’organisation du marché du logement et les politiques publiques associées, etc., afin de nourrir la définition des possibles techniques et politiques.

Comment pourrait-on procéder et organiser ces travaux dans le cadre du processus SNBC ?

Si l’analyse technique et économique de la transition est un chantier ouvert et travaillé depuis des décennies, l’analyse sociale est plus récente. Beaucoup reste à faire et tout ne pourra être traité dans cette SNBC3. Nous faisons quatre propositions concrètes sur ce qu’il nous paraît être le plus critique de produire dans le cadre d’un effort particulier mis sur la dimension sociale.

  • Assurer la représentation des sciences humaines et sociales (SHS). Une condition de réalisation de nos propositions est de favoriser une réelle présence de ces savoirs dans les travaux des groupes de travail, alors qu’elle n’est pas habituelle pour les prospectives énergie-climat. Traditionnellement cantonnées en fin d’exercice sur des questions de changement de comportement et d’acceptation des mesures de politiques publiques, les SHS ont un rôle dans l’identification des transformations nécessaires. Avant même d’éclairer les conditions de nouvelles pratiques sociales et d’actions collectives en faveur du climat, les SHS permettent d’éclairer les facteurs organisationnels, institutionnels, politiques qui cadrent les actions des individus, des groupes et des organisations afin de savoir ce qu’il faut faire évoluer pour atteindre les objectifs climatiques et environnementaux.
  • Construire une vision commune des transformations sociales à venir. Ces transformations, qui incluent par exemple l’évolution de la métropolisation, de la digitalisation, de la structure des inégalités, ou de la structure démographique, sont souvent des points aveugles de ces exercices prospectifs. Nous suggérons d’identifier en amont du processus les transformations sociales qui gagneraient à être explicitées par le scénario et mises en cohérence, en transversal et au niveau sectoriel, ainsi que les incertitudes associées. 
  • Établir une cartographie des enjeux sociaux de la transition. Révéler et hiérarchiser les points les plus critiques de la transition peut contribuer à renforcer la robustesse de la stratégie. Ces points critiques sont des changements ou des conditions indispensables au pilotage et à la mise en œuvre de la transition dans ses différents secteurs, mais pour lesquels l’analyse sociale révèlerait des interrogations et des incertitudes importantes (ex. inégalité d’accès aux solutions de transition ; évolutions des systèmes et pratiques alimentaires et de mobilité ; inégalité d’empreinte carbone ; décision de rénovation au sein des copropriétés ; rôle de la publicité). Ce travail devrait être mené dès l’amont, sur la base de la SNBC2 et des travaux des autres groupes de travail sectoriels, afin de dresser ce bilan, qui pourrait ensuite être partagé et discuté pour nourrir le travail de chaque groupe. Ces points seraient également analysés en profondeur et mis en lumière pour d’éventuels arbitrages politiques ou choix citoyens lorsque cela dépasse la légitimité des experts (ex. questions d’équité, de valeurs, de préférences collectives).
  • Contribuer à mieux décrire les conditions de réalisation. La SNBC a deux grandes composantes (le scénario modélisé, et les narratifs et politiques publiques qui décrivent la mise en œuvre). En aval des travaux, cet éclairage social pourrait jouer un rôle de pivot entre les deux, qui permette de confronter le scénario technique et quantifié au filtre de l’analyse sociale, permettant une meilleure anticipation et traduction dans les outils de politiques publiques. Cette analyse des conditions de réalisation permettrait de renforcer le rôle de la SNBC comme cadre de référence pour piloter la transition, apport au moins aussi important qu’influencer le scénario chiffré. Dans ce travail, la question spécifique de l’identification et de la mise en discussion des leviers de transformation des modes de vie pourra également s’appuyer sur l’analyse menée par la Convention citoyenne sur le climat.

Pour continuer à nourrir cette réflexion, qui recouvre des difficultés méthodologiques et scientifiques importantes et pour lesquelles beaucoup reste à faire, nous publierons d’ici la fin de l’année 2021 un guide rassemblant des contributions d’une diversité d’acteurs et des pistes pour avancer vers une meilleure prise en compte de la dimension sociale dans les exercices de prospective.
 

  • 1« Social » entendu ici au sens général, c’est-à-dire à l’objet qu’étudient les sciences humaines et sociales. Regarder la transition avec cette entrée implique par exemple une attention particulière aux formes institutionnelles et organisationnelles, qui représentent à la fois des verrous et des leviers ; aux évolutions de modes de vie comme cadre de référence de la vie sociale et associés à des valeurs individuelles et collectives ; aux inégalités et à la justice sociale ; aux phénomènes de contestation ou au contraire de mobilisation sociale.
  • 2Un premier travail pourra d’ailleurs être de se mettre d’accord sur le mots et concepts clés afin de permettre aux différentes communautés de se comprendre.
  • 3La sobriété concerne l'ensemble des systèmes et des organisations et pas uniquement, comme c'est trop souvent le cas dans une acceptation restrictive, l'individu en bout de chaîne, qui se retrouve alors chargé de mettre en œuvre une logique de sobriété orthogonale au reste de la société (publicité, chaines de valeur, modes de production et de recyclage, etc.).
  • 4Ce qui renvoie à une approche déterministe d’un côté et militante ou politique de l’autre.