La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) aborde une phase nouvelle de son existence et s’installe dans le paysage institutionnel. En parallèle des réflexions sur cette institution comme objet (son approche, les groupes sociaux qui la constituent, et les lignes de fracture idéologiques ou épistémologiques…), il faut commencer à s’intéresser à l’IPBES comme acteur politique : quels changements la plateforme est-elle susceptible de favoriser, quelle mise en débat des choix politiques et économiques peut-elle créer ? En somme, quels impacts se donne-t-elle les moyens d’avoir ?

“Policy relevant but not policy prescriptive” : prenons l’IPBES au mot


Lorsqu’on aborde le sujet de la portée politique des expertises de l’IPBES, l’une des phrases les plus souvent lues ou entendues est que la plateforme doit être « pertinente politiquement, mais non prescriptive politiquement » (“policy relevant but not policy prescriptive). Certes, les constats, les options pour l’action, et toutes autres affirmations contenues dans les documents scientifiques ne peuvent explicitement exiger des actions de la part des États. Ce principe de fonctionnement est compréhensible[1] : il s’agit d’une démarcation sans cesse renégociée (informellement) entre ce qui relève du travail de synthèse des connaissances disponibles et ce qui relève de la décision, et donc de la prise de responsabilité politique[2]. Ceci sert aussi à ne pas interférer avec les mandats des différents accords multilatéraux[3]. Certains y voient une répartition légitime du pouvoir, évitant notamment de donner l’impression qu’une communauté scientifique dicte les actions à entreprendre à des gouvernements souverains, d’autant plus que cette communauté est encore dominée, par la force du nombre et des moyens de recherche, par le Nord. D’autres y voient plutôt un moyen de contrôler « la représentation du problème » qui sera produite par les experts, permettant ainsi d’éviter des sujets mettant trop directement en cause la responsabilité politique (ou de certains États, ou des intérêts de leurs champions économiques). Il reste que la mission de l’IPBES est bien de « renforcer l’interface science-politique sur la biodiversité et les services ecosystémiques pour la conservation de la biodiversité et son utilisation durable, le bien-être humain sur le long terme et le développement durable » et de produire de l’information « pertinente politiquement » dans ce but[4]. On peut alors, en quelque sorte, « prendre l’IPBES au mot », en admettant que ses avis ne doivent pas prescrire des politiques, mais qu’ils doivent bien être « pertinents » pour l’élaboration des politiques.

Intégrer les politiques et leurs contradictions comme objet d’étude


  Il faut reconnaître que le rapport de l’IPBES sur la pollinisation est une synthèse considérable sur la question, en particulier du point de vue des connaissances en sciences naturelles, et le fait que le résumé pour décideurs ait été approuvé à l’unanimité des délégations lui donne une légitimité indéniable. Notamment, il établit les principaux phénomènes menaçant les pollinisateurs, et inscrit noir sur blanc l’implication du changement d’usage des sols et des pratiques d’intensification agricoles, y compris l’utilisation des pesticides. Il va même jusqu’à indiquer que les solutions pour lutter contre les menaces passent par le recours à des modèles de production agricoles alternatifs. Que lui manque-t-il, alors, pour être plus « pertinent politiquement » ? Il pourrait, selon nous, mieux rendre compte des connaissances sur le fonctionnement des sociétés humaines – leurs institutions, leurs économies et leurs politiques publiques.
En particulier, il est frappant de remarquer que le rapport ne fait qu’effleurer les actions, les choix techniques et les politiques sectorielles qui sont pourtant sous-jacentes aux tendances décrites, alors, pourtant, que la littérature à leur sujet existe. Or, comme tous les problèmes d’environnement, les problèmes de biodiversité sont avant tout le produit de l’action collective humaine, et en particulier de certains choix de développement. De même, répondre efficacement à ces problèmes est avant tout une question d’action collective. Il manque ainsi, dans ces premiers travaux de l’IPBES, des informations concernant les choix sociaux, économiques et politiques qui expliquent ces problèmes et ces tendances. Il lui manque enfin d’intégrer les données connues sur les politiques publiques et les oppositions entre ces dernières. Par exemple, à aucun moment l’analyse ne propose une synthèse des connaissances sur les incitations économiques et réglementaires, et notamment les subventions, qui forment pourtant une toile de fond indispensable pour la pertinence politique des analyses.
  Rappelons-le, la mission de l’IPBES est de faire la synthèse des connaissances disponibles sur les questions dont elle est saisie. Une littérature scientifique existe bel et bien sur les politiques sectorielles, les instruments juridiques et économiques, et leur évaluation. Synthétiser ces connaissances n’impliquerait aucunement le besoin de prononcer des prescriptions, et conserverait l’action de l’IPBES à l’intérieur des limites qui lui sont fixées, la fameuse « pertinence politique ». Et ce, tout en permettant d’identifier des pistes d’action publique plus concrètes, et de fournir un état des connaissances « légitimé » sur l’efficacité des engagements environnementaux des gouvernements du monde. Ce dernier point cristallise évidemment les difficultés potentielles qu’il y aurait à pousser plus avant l’étude des politiques dans un cadre intergouvernemental tel que l’IPBES. Sans même avoir besoin d’effleurer la « prescription », de telles synthèses parleraient d’elles-mêmes. Leur potentiel critique rendrait ces sujets, bien évidemment, plutôt sensibles. Néanmoins, si l’on veut effectuer les bons diagnostics et donner une chance à la biodiversité, aborder ces sujets nous semble un point de passage obligé. Comme pour le climat[5], notamment après l’Accord de Paris, le défi pour la biodiversité se trouve avant tout dans la mise en œuvre des décisions prises en sa faveur dans les politiques de développement durable. Ceci nécessite des connaissances interdisciplinaires d’un genre nouveau permettant d’accompagner, de façon critique s’il le faut, cette mise en œuvre. L’IPBES, par son appel à des points de vue diversifiés et la mobilisation proactive des sciences humaines et sociales par ses responsables[6], constitue un outil historique pour répondre à ce défi. Néanmoins, si, comme certains le regrettent parfois pour le Giec[7], ces sujets importants restaient « étouffés » par la nature intergouvernementale de l’IPBES, il resterait alors à trouver comment les traiter ailleurs.   [1] Fondation pour la recherche sur la biodiversité : 4eme session plénière de l'IPBES : récit et bilan [2] Voir par exemple Le groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat, ou les défis d'un mariage arrangé entre science et politique. [3] Voir Functions, operating principles and institutional arrangements of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services [PDF - 184 Mo]  [4] cf. note 2 [5] Lire l'article publié dans Science : The IPCC at a crossroads: Opportunities for reform  [6] Lire l'article publié dans Nature Biodiversity assessments: IPBES reaches out to social scientists  [7] Lire l'article publié dans Nature Climate change: Embed the social sciences in climate policy