Bocages Chinon

L’Accord de Paris sur le climat, adopté en décembre 2015, invite les pays à atteindre la neutralité carbone au plus vite dans la seconde moitié du XXIe siècle[1]. Le secteur agricole – plus largement, le secteur dit « des terres » – doit jouer un rôle clé à cet effet, alors qu’il est également l’un des premiers exposés aux changements déjà à l’œuvre. L’enjeu est triple : il lui faut réduire ses propres émissions (élevage, engrais) ; développer les puits de carbone (dans les sols et le couvert végétal) afin de compenser ses propres émissions résiduelles et celles des autres secteurs ; et produire de la biomasse à des fins énergétiques et industrielles pour permettre une substitution progressive du carbone fossile par du carbone renouvelable. Dans quelle mesure ceci est-il possible pour l’agriculture européenne ? Comment ? Avec quels impacts pour la biodiversité et la sécurité alimentaire ?

La nécessité de transformer en profondeur le secteur agricole européen pour faire face aux changements climatiques est de plus en plus largement acceptée, y compris par les principaux acteurs du secteur. Il existe un consensus relatif sur la double nécessité de faire évoluer les régimes alimentaires vers une moindre consommation calorique et en produits d’origine animale ; et de réduire les pertes et gaspillages au sein du système alimentaire. En revanche, les changements dans les modes de production, permettant à la fois de réduire les émissions du secteur, de séquestrer plus de carbone et de proposer des solutions de substitution aux énergies fossiles, font largement débat, de même que les trajectoires pour y parvenir. Ces débats sont notamment liés à des manières différentes de hiérarchiser les enjeux de sécurité alimentaire, de climat et de biodiversité.

Une entrée principalement centrée sur le climat et la sécurité alimentaire conduit à mettre l’accent sur l’efficacité  du secteur agricole dans son usage des ressources. Cette approche est notamment illustrée par les scénarios proposés récemment par la European Climate Foundation (ECF) pour une Europe neutre en carbone (auquel l’Iddri a participé). Il s’agit de maximiser la productivité agricole à l’hectare pour libérer des terres d’un usage agro-alimentaire et les utiliser soit pour stocker du carbone (à travers notamment le reboisement) soit pour produire de la biomasse à finalités énergétiques ou industrielles. C’est ce que l’on appelle le land sparing, soit le fait « d’épargner » des terres. Dans une telle perspective, l’augmentation de la productivité passe principalement par une amélioration de l’efficacité des pratiques agricoles ; elle continue de reposer sur les intrants de synthèse, en faisant « mieux avec moins » – permettant au total une réduction théorique des émissions directes de GES du secteur de plus de 60 %. L’usage des terres à des fins de séquestration ou de production énergétique induit par ailleurs une transformation profonde du changement d’usage des terres, avec des impacts très forts sur la biodiversité. Ainsi, dans tous les scénarios développés par ECF (précédemment cités), la perte des prairies permanentes est au minimum de 50 % et atteint même jusqu’à 90 % de leur surface actuelle (passant de 68 millions d’hectares à moins de 5 Mha) ! Or, ces prairies servent de matrice à la biodiversité européenne actuelle – plus du 1/4 des espèces protégées au niveau européen sont associées à ces espaces – et jouent un rôle paysager majeur.

En contrepoint, une approche prenant plus directement en charge les enjeux de biodiversité et de santé humaine, au-delà de la seule sécurité alimentaire, cherche d’une part à s’affranchir autant que faire se peut des intrants de synthèse – pesticides en premier lieu –, d’autre part à maintenir les espaces de forte biodiversité au sein des espaces agricoles – en particulier les prairies. Le scénario TYFA (Ten Years for Agroecology), réalisé récemment par l’Iddri, illustre cette logique. La surface de prairies permanentes y est conservée par rapport à la situation actuelle, et l’usage des pesticides comme d’intrants de synthèse réduit à 0. La conséquence en est une moindre capacité de séquestration de carbone (moins de boisements), ainsi qu’une moindre quantité de biomasse disponible pour se substituer à du carbone fossile. Dans un tel contexte, l’atteinte de la neutralité carbone est rendue plus difficile. Le scénario TYFA aboutit ainsi, au mieux, à une réduction des émissions de gaz à effet de serre du secteur agricole de -36 % entre 2010 et 2050. Il permet en revanche une reconquête massive de la biodiversité dans tous les compartiments des agro-écosystèmes, des sols aux paysages.

Dans un contexte où les impacts respectifs du changement climatique et de la disparition de la biodiversité pour les sociétés humaines ne peuvent être aisément comparées (y aurait-il même un sens à les comparer ?), il apparaît nécessaire de poser clairement les termes du débat sur l’avenir de l’agriculture européenne (et, en tout état de cause, de le faire en amont de la PAC 2020-2027). Il faut d’une part identifier au plus vite les options « sans regrets », permettant de définir une trajectoire d’atténuation crédible et la moins défavorable pour la biodiversité, d’autre part instruire de manière structurée les enjeux relatifs à l’une ou l’autre des trajectoires esquissées ci-dessus pour que puissent être collectivement définies et hiérarchisées des priorités.

C’est ce débat que l’Iddri ouvrira jeudi 15 novembre avec Ben Allen de l’Institute for European Environmental Policy (IEEP) dans le cadre d’une séance du séminaire mensuel SDDEE.