La venue à Sciences Po, le 29 janvier dernier, de deux chefs emblématiques de la lutte des Indiens d’Amazonie a une nouvelle fois porté l’alarme sur les menaces vitales qui pèsent sur ces peuples, et reçu un écho médiatique certain, porté par une exposition photographique exceptionnelle. À cette occasion, l’opinion française s’émeut d’entendre ces voix qui viennent dire comment leurs terres sont accaparées et polluées, leurs cultures détruites et leurs enfants assassinés quand ils cherchent à défendre leur habitat. Quels leviers, notamment politiques et économiques, sont disponibles, à la fois en Amazonie et en Europe, pour protéger ces populations et leur environnement ?

Des spécificités socio-culturelles menacées 


Davi Kopenawa, chaman et porte-parole des Indiens Yanomami du Brésil, et Almir Narayamoga Surui, leader des Paiter Surui du Brésil, ne représentent pas que leurs communautés respectives ; à travers eux, ce sont les « peuples autochtones » du monde entier qui nous parlent, soit environ 300 millions de personnes présentes dans des espaces qui résistent encore aux changements radicaux de l’usage des sols qui proviennent en premier lieu de l’expansion agricole, elle-même motivée par la croissance de la consommation de produits animaux sur la planète1 . Si l’on ajoute à ces populations les « communautés locales », qui vivent et produisent selon des méthodes traditionnelles et conservent des caractéristiques culturelles spécifiques, on parle alors d’un milliard et demi d’habitants, soit 20 % de la population mondiale, répartis sur tous les continents, le plus souvent dans les massifs forestiers ou les savanes. 

Quatre cinquièmes de la biodiversité qui subsiste aujourd’hui se trouvent sur les espaces que leurs méthodes de gestion préservent des abus de l’extractivisme et des pratiques déséquilibrées du productivisme agroalimentaire2 . Et ils sont dépositaires de la plupart des langues, cultures, spiritualités et cosmogonies qui diffèrent encore des nôtres et de leur version mondialisée par la consommation de masse. Comme le dit très clairement Davi Kopenawa, chamane des Yanomami, nos sociétés industrialisées « ne savent plus rêver », et ne voient l’avenir qu’à travers des modes d’exploitation et d’extraction. La disparition d’une seule de ces cultures est en soi une catastrophe planétaire, et chacune de ces disparitions, de plus, nous enferme à chaque fois davantage dans notre mode de développement.

Alors, que faire pour contrer les forces qui les écrasent ?

Celles-ci sont souvent encouragées par des orientations gouvernementales, comme celles du gouvernement brésilien actuel, qui se propose d’apporter à l’Amazonie les moyens d’un développement économique monétarisé, et de faire des Indiens des producteurs et des consommateurs assimilés au reste de la nation. La voie de la contrainte internationale qui s’imposerait au gouvernement brésilien, l’envoi de « casques verts », les sanctions ou les jugements de cours internationales pour « écocide » nous paraîtraient négliger une donnée fondamentale : la politique brésilienne actuelle vis-à-vis de l’Amazonie est l’application du programme électoral explicite du candidat démocratiquement élu par la majorité des États dont il gouverne la fédération. La déforestation qui menace les Indiens résulte d’une certaine vision du développement, de l’enrichissement et du progrès social, qui a reçu l’approbation du suffrage universel, ou du moins sur laquelle une majorité de l’électorat brésilien a au minimum fermé les yeux. Dans ce contexte, le devoir d’ingérence humanitaire ne confèrerait pas de légitimité à un autre gouvernement pour intervenir.  Il faut en effet rappeler que la vision du développement portée par le gouvernement brésilien actuel ressemble trait pour trait à celle qui a présidé, et préside encore, à la « mise en valeur » de nos propres forêts, prairies, zones humides et montagnes, avec ses inconvénients et avantages. Il n’est donc pas plus concevable de prétendre imposer une autre politique à un État au nom d’un bien commun de l’humanité, que nous n’aurions compris que le Brésil prétende nous interdire d’assécher le Marais poitevin ou de « mettre en valeur » les Landes, en poussant alors à la disparition les pratiques et les communautés traditionnelles qui y subsistaient. Enfin, la déforestation n’est pas que le fait du Brésil, elle se poursuit dans presque tous les pays forestiers abritant encore de larges massifs, en Afrique et en Indonésie, et au service des modes de production et de consommation de tous. Nous pouvons donc, en Occident notamment, peser par nos choix politiques et de consommation.

En outre, cette poursuite de la colonisation de l’espace par les systèmes agroalimentaires et les mines ne répond pas à une nécessité matérielle qui serait incontournable pour le développement et l’enrichissement de ces pays. Dans toutes les régions soumises à la déforestation, des recherches suggèrent qu’il existe d’immenses disponibilités de terres, qui ne sont plus des écosystèmes remarquables et des territoires indigènes3 ces « terres dégradées » représenteraient des réserves d’espace qui permettraient des décennies de croissance de la production agricole typiquement incriminée dans la déforestation, sans prélèvement sur des écosystèmes remarquables : élevage bovin, soja, maïs, huile de palme, etc. Cependant, les « mettre en valeur » suppose des investissements qui réduisent la rentabilité économique potentielle de leur usage. Et, de fait, c’est bien parce qu’il est aujourd’hui plus rentable de s’approprier, légalement ou illégalement, les terres des Yanomami plutôt que d’investir pour convertir d’autres terres, que la déforestation continue ; et c’est parce que l’or produit illégalement par les orpailleurs clandestins qui assassinent les autochtones est plus rentable que celui qui est produit durablement que ces mines prolifèrent.

La question centrale, et collective, du choix de modèle de développement

La déforestation qui détruit les trésors culturels et naturels de l’humanité est le résultat final d’un choix (politique) de modèle de développement : elle est, directement et indirectement, causée ou permise, par la croissance exponentielle de la production agricole industrialisée et répondant à une consommation globalisée, dont il faut rappeler qu’elle est aux trois quarts associée aux produits animaux4 . Nous avons donc une responsabilité importante, en Europe notamment, dans la mesure où nous pouvons plus ou moins participer à ce modèle de développement, le soutenir, l’encadrer, le réformer ou nous en détourner. Ainsi du problème de la déforestation dite « importée » par les pays européens, dont la France, qui découle en premier lieu de nos importations de soja pour l’alimentation animale.

La diplomatie des pays engagés pour la biodiversité aurait ainsi un rôle à jouer en valorisant la multiplicité et la variété des acteurs sociaux locaux (et les scientifiques, qui peuvent constituer une force importante également) impliqués dans les politiques de développement des régions forestières, plus ou moins organisés en réseaux qui dépassent les frontières, et en leur donnant une reconnaissance accrue dans les processus diplomatiques en cours (aux échelles régionale ou mondiale) visant à renforcer les ambitions de la communauté internationale en matière de protection de la biodiversité et de son usage durable. Dans ce cadre, des modèles de développement respectueux des équilibres entre ressources naturelles et besoins humains, au-delà de l’agriculture industrialisée et de la salarisation comme seuls horizons, doivent être proposés. C’est dans ce sens que l’on peut lire, par exemple, la « lettre de São Paulo »5  que viennent d’écrire les collectivités locales réunies dans la mégapole brésilienne pour faire entendre leur mobilisation propre. C’est une voie diplomatique déjà bien explorée par différents acteurs, dont la France, et qu’il faut encourager, mais qui nécessite une unité européenne, et surtout la négociation d’un cadre d’engagement international donnant une voix aux gouvernements locaux et autres acteurs non-étatiques6 .

Enfin, les pays dont les opinions publiques s’émeuvent du sort des peuples autochtones trouveraient avantage à renforcer la sélectivité de leurs productions et de leurs achats : en spécifiant par une réglementation européenne adaptée la manière dont les Européens souhaitent produire leur alimentation, comment celle-ci ne doit pas participer à la conversion des forêts en pâturages, des prairies en champs de soja ou de maïs, des zones humides en parcelles irriguées, ils se donneraient, du même coup, des bases juridiques pour répliquer ces spécifications dans leurs importations. La France a aujourd’hui une stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée, la Commission européenne a produit une note de principe sur ce sujet. C’est en donnant à ces textes un poids politique bien supérieur à ce qu’il est aujourd’hui que l’on pourrait concrètement répondre à l’appel des chefs indiens.  

 

Conférence du 29/01/2020 à Sciences Po : "Le combat des peuples amérindiens, un enjeu planétaire", avec Davi Kopenawa et Almir Narayamoga Surui