Les années précédant la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19, marquées notamment par le contre-choc pétrolier de 2014 et la signature de l’Accord de Paris sur le climat de 2015, ont vu l’émergence de signaux (faibles) de diversification de l’activité et de l’investissement de certaines compagnies pétrolières – essentiellement des majors européennes – vers les énergies bas-carbone1 . Si ces annonces pourraient avoir un effet d’entraînement sur le secteur, elles demeurent cependant encore très insuffisantes eu égard à l’effort requis pour engager une transition rapide et profonde du secteur vers la décarbonation2 , et ne manquent d’ailleurs pas d’être contestées par plusieurs acteurs de la société civile3 . Confrontées aux conséquences majeures de la crise sanitaire sur le marché de l’énergie, les majors pétrolières se trouvent à la croisée des chemins : reprendront-elles leurs activités traditionnelles une fois la crise sanitaire résorbée ou intensifieront-elles au contraire la diversification amorcée de leurs activités vers les énergies propres ?

Le secteur pétrolier et gazier évolue aujourd’hui dans un contexte incertain. Comme l’ensemble des secteurs économiques, les acteurs pétroliers doivent tout d’abord faire face à la crise sanitaire qui, à travers les récentes mesures de confinement, ralentit l’activité sur site de ces groupes industriels, principalement de leurs chaînes d’approvisionnement, et repousse à un horizon imprécis la reprise des opérations. Le secteur fait ensuite face à une crise du marché pétrolier qui se matérialise par une chute vertigineuse du prix du baril, passé de 70 dollars début janvier à environ 20-30 dollars ces derniers mois. Cette baisse s’explique par la diminution de près d’un tiers de la demande pétrolière mondiale, conséquence directe des mesures de confinement et de l’arrêt quasi-total du secteur des transports, mais également  par les récentes tensions entres les principaux États producteurs d’hydrocarbures (Russie, Arabie Saoudite et États-Unis), qui ont conduit début mars à une augmentation significative de l’offre pétrolière. Ces pays sont parvenus depuis, mais dans la douleur, à limiter la production d’hydrocarbures à 9,7 millions de barils par jour4 à compter du 1er mai 2020 avec un effet haussier limité pour l’heure sur le prix de marché du pétrole5 . Au-delà de ces changements inédits, mais par nature conjoncturels, le secteur est avant tout confronté à un défi systémique lié à la lutte contre le changement climatique. La nécessité d’une décarbonation rapide et profonde de l’économie remet en cause l’activité d’extraction de carburants fossiles. Une telle remise en cause pourrait se trouver renforcée dans le cadre des plans de relance consécutifs à la crise sanitaire, comme celui l’Union européenne, fondé notamment sur le Pacte vert6 .  

Le contexte actuel agit ainsi comme révélateur des risques et fragilités qui pèsent sur l’avenir du secteur et vient accentuer le doute sur la pertinence de toute une série de nouveaux projets des majors pétrolières, coûteux et risqués. Ces nouveaux projets extractifs se trouvent de plus en plus souvent en mer7 . On observe en effet en 2019 un regain des activités extractives offshore avec des taux de croissance des forages en mer s’élevant par exemple à 40 % en Europe et en Asie ou 19 % en Afrique8 . Ces projets offshore sont coûteux et se caractérisent par leur profondeur, leur dangerosité, leur éloignement des côtes et leur difficulté d’exploitation. Avec la volatilité toujours plus élevée du prix du baril et la nécessaire transition énergétique, c’est bien la viabilité de ces projets complexes qui est en question.

Ces nouveaux projets se situent aussi bien souvent dans des pays en voie de développement. Le risque est alors grand que l’activité de ces majors contribuent à créer des dépendances aux exportations fossiles pour ces économies émergentes, alors même que l’extraction pétrolière ne présente pas ou plus les garanties suffisantes en termes de développement et de retombées économiques. Les premiers signes de ces risques sont déjà observables, notamment en Afrique. En Mauritanie par exemple, BP a récemment annoncé un nouveau report du début de ses activités d’exploitation du champ Grand Tortue à 2023 au plus tôt, retardant plus encore les espoirs de retombées économiques du pays. De même, l’important projet d’hydrocarbures au Mozambique, détenu par Exxon Mobil, ne devrait bénéficier d’aucune décision d’investissement final en 20209 . La question se pose aussi pour le Sénégal où, si aujourd’hui le pays n’a pas donné lieu à des découvertes majeures, Total y mène depuis quelques années plusieurs activités d’exploration risquant alors de faire emprunter au pays le sentier du fossile.

Dès lors, vers quelle alternative au pétrole se tourner ? Les options de développement possibles sont nombreuses et dépendront bien sûr des caractéristiques et préférences de chacun de ces pays. Dans le secteur de l’énergie, la baisse du coût des énergies renouvelables combinée à leur résilience dans le contexte actuel10 pourraient conduire les majors à augmenter leurs investissements vers les énergies propres11 . Elles pourraient alors participer à la construction de trajectoires de développement alternatives dans les pays en développement basées sur la production d’énergies renouvelables, l’électrification et l’efficacité énergétique, davantage tournées vers la satisfaction de la demande intérieure. Dans une seconde phase, l’exportation de vecteurs énergétiques décarbonés pourrait aussi être envisagée si les besoins domestiques sont satisfaits, la production d’énergie renouvelable abondante et la demande pour ces carburants décarbonés renforcée.

La crise sanitaire actuelle pourrait ainsi permettre non pas de maintenir le statu quo quant aux premiers efforts de diversification, mais de réorienter de façon significative le secteur extractif vers l’objectif d’une transition rapide et profonde vers les énergies bas-carbone. Les majors pétrolières disposent de plusieurs cartes pour intensifier la diversification de leurs activités. Les prochaines décisions qu’elles prendront au sortir de la crise seront un bon indicateur de leur faculté à s’engager dans des transformations durables ou, à l‘inverse, de leur volonté de persister dans un modèle basé sur l’économie du pétrole, à leurs risques et périls.