Les réunions de négociation du futur cadre mondial post-2020 pour la biodiversité, visant à s’accorder sur une trajectoire commune pour « vivre en harmonie avec la nature » d’ici 2050, vont enfin reprendre en présentiel à Genève (14-29 mars 2022). Après plus de deux ans de travail à distance permettant l’échange des points de vue mais ne facilitant pas la recherche de compromis, ces réunions représentent une étape majeure sur la route de la COP 15. Non seulement les Parties à la Convention sur la diversité biologique (CDB) devront exprimer leurs positions et propositions sur le contenu du cadre mondial, ses objectifs et ses cibles, mais aussi réfléchir ensemble à sa mise en œuvre et à son suivi régulier afin qu’il produise le « changement transformateur » escompté. 

Ce qu’il reste à accomplir pour un texte ambitieux

À Genève, trois réunions différentes seront organisées de façon alternée pour préparer ou contribuer aux discussions sur le cadre mondial qui sera adopté à la COP 15 : la 3e réunion du groupe de travail sur le cadre mondial post-2020 pour la biodiversité (WG2020), la 3e réunion de l’organe subsidiaire sur la mise en œuvre (SBI-3) et la 24e réunion de l’organe subsidiaire chargé de fournir des avis scientifiques, techniques et technologiques (SBSTTA-24) reprendront pour donner suite aux premières discussions qui ont eu lieu en ligne au printemps et à l’été 2021. Le programme de ces réunions sera donc chargé et abordera à la fois le contenu du cadre et les mécanismes et instruments de mise en œuvre et indicateurs de suivi des efforts.

Certains éléments du cadre mondial semblent d’ores et déjà recevoir un très fort soutien de la communauté internationale. C’est le cas, par exemple, de la très médiatisée cible « 30x30 », visant à protéger 30 % (en surface) des écosystèmes terrestres et 30 % des écosystèmes marins à l’échelle mondiale d’ici 2030. Les nombreux débats sur la nécessité de protéger les écosystèmes les plus essentiels, appuyée par des références scientifiques ou coalitions1 pointant l’objectif de protéger 30 % de la planète, voire comme un minimum2 , sur l’effectivité et l’efficacité de cette protection, et sur les questions de respect et de participation des populations autochtones et communautés locales (PACL)3 ont permis d’alimenter les discussions et d’en faire une cible clé du cadre tout en rappelant l’importance des approches basées sur les droits humains. Il conviendra de préciser les termes de cette cible pour que soient reflétés ces enjeux majeurs.

D’autres éléments du cadre, cruciaux car abordant les causes de l’érosion de la biodiversité ou les enjeux de mise en œuvre, feront l’objet de discussions approfondies pour pouvoir atteindre un consensus sur des objectifs et cibles à la fois ambitieux et mesurables. Par exemple, les éléments chiffrés de la cible sur les pollutions (cible 7) tels que présentés dans le premier projet (first draft) du cadre post-2020, publié en juillet 2021, ont déjà suscité des réactions divergentes4 lors des dernières discussions en ligne, notamment sur les pollutions issues du secteur agricole. Il faudra trouver un terrain d’entente pour que cette cible permette de contribuer plus précisément à la transformation nécessaire du secteur de l’agriculture et de l’alimentation, sujette à des arbitrages complexes ne facilitant pas un accord à la CDB.

Par ailleurs, des points d’achoppement subsistent et sont à prévoir sur les questions de mobilisation des ressources, notamment financières, pour la mise en œuvre du cadre. À l’heure actuelle, deux cibles au sein de l’objectif D précisent comment combler d’ici 2030 l’écart financier (fixé à 700 milliards de dollars US par an au sein de l’objectif D) entre ce qui est nécessaire à la protection de la biodiversité et ce qui est effectivement dépensé : la cible 19 prévoit la mobilisation de 200 milliards supplémentaires, et 10 milliards par an à destination des pays en développement, tandis que la cible 18 propose de rediriger, réformer, ou éliminer les subventions et incitations néfastes à hauteur de 500 milliards par an. S’il est effectivement nécessaire de réduire les financements néfastes à la biodiversité pour éviter les coûts futurs liés à la dégradation des écosystèmes, les pays en développement sont en attente de plus de garanties de la part des pays développés. Sans changement d’approche, pour mettre l’accent sur l’impératif de réorienter les flux financiers vers un financement positif pour la biodiversité tout en assurant des ressources additionnelles importantes et nécessaires, le nouveau cadre de la CDB pourrait continuer à faire face à des confrontations entre pays développés et pays en développement, compromettant alors sa mise en œuvre et son appropriation par tous.

Un cadre indivisible pour soutenir un changement transformateur

Lors des dernières discussions en ligne du groupe de travail, les Parties à la CDB avaient souligné le besoin de clarifier les relations entre les objectifs d’état de la biodiversité à 2030 et à 2050, et les cibles d’action censées contribuer à les atteindre. Afin d’alimenter ces discussions, un groupe de scientifiques et d’experts a publié, en décembre dernier, un rapport sur leurs travaux centrés sur l’objectif A5 . Plusieurs messages clés ont permis de préciser les priorités :

  • Il n’existe pas de lien unique et direct entre chaque cible d’action spécifique et les résultats escomptés par l’objectif A du cadre, mais plutôt des interactions multiples. Les cinq grandes causes d’érosion de la biodiversité identifiées par l’IPBES6 ont en effet des impacts sur tous les aspects de la biodiversité. Par ailleurs, l’action qui devra être immédiate et durable après l’adoption du cadre mondial ne montrera pas forcément des résultats instantanés sur l’état de la biodiversité. 
  • Il est nécessaire de déterminer comment les cibles numériques mondiales seront définies aux autres niveaux (régional, national, local) et de permettre un certain niveau de flexibilité, s’agissant d’une trajectoire fixée au niveau mondial, tout en assurant une collaboration internationale et une coordination des actions pour ne pas faire fausse route. Pour ce faire, renforcer les procédures de suivi est une première étape cruciale.
  • Sans l’assurance d’une ambition pour toutes les cibles au-delà du 30x30, et notamment sur les causes indirectes de perte de biodiversité7 mais aussi sur les cibles et mécanismes sur la mise en œuvre et l’intégration (comme les cibles 7, 18 et 19 citées plus haut), les résultats seront trop faibles pour atteindre les objectifs d’état des écosystèmes, de réduction du taux d’extinction d’espèces et de préservation de la diversité génétique.

Le message est clair : les cibles et objectifs sont interconnectés et sont donc indivisibles pour s’engager sur la voie du « changement transformateur » plébiscité par le groupe d’experts mais aussi par l’IPBES. 

Quelles priorités pour Genève et après ?

Les récentes évaluations ont montré qu’aucun objectif d’Aichi (2011-2020) n’avait été entièrement atteint8 . Afin d’éviter que les nouveaux objectifs et cibles restent lettre morte ou partiellement appliquées, les sessions de Genève devront porter une attention particulière aux éléments qui conditionneront la mise en œuvre effective du texte, après une longue période de discussions centrées sur ses objectifs et cibles.

  • Renforcer la responsabilité et la transparence : afin d’assurer le suivi des mesures de mise en œuvre du cadre, de permettre l’évaluation des efforts à la lumière de l’ambition déterminée collectivement, il conviendra de d’améliorer les mécanismes de planification, de suivi, et de notification et d’examen. À cette fin, l’Iddri suggère de (i) renforcer et soutenir l’alignement des futures Stratégies et plan d’action nationaux pour la biodiversité (SPANB), (ii) renforcer le rapportage des progrès réalisés, (iii) mettre en place une procédure de revue individuelle, (iv) mettre en place un bilan mondial pour évaluer les efforts collectifs vers les objectifs et cibles mondiaux, et (v) établir un mécanisme de respect des obligations. Ces mécanismes devront s’articuler ensemble pour former un cycle de revue dynamique pour l’application du cadre mondial jusqu’à 2030 et au-delà, dans une logique non punitive de coopération.
  • Stimuler le financement de la biodiversité : non seulement les Parties devront s’accorder sur les montants mis en avant au sein de l’objectif D.1 et des cibles 18 et 19, mais elles devront aussi identifier les instruments et mécanismes venant soutenir la mobilisation des ressources et l’alignement des flux financiers avec l’ambition du cadre post-2020. Pour ce faire, il s’agira de renforcer les systèmes d’information sur les flux nationaux, internationaux, et privés, par exemple à travers des dispositions, comme des plans nationaux de financement de la biodiversité, permettant le suivi des dépenses et des besoins ; soutenir la mise en place des conditions propices pour réorienter les flux financiers à travers des instruments économiques et financiers ; ou encore de garantir des instruments efficaces de soutien aux pays en développement (aide publique au développement, fonds pour l’environnement) tout en évitant les coûts futurs qui seraient engendrés par les subventions néfastes. 
  • Accélérer la participation et les engagements des acteurs non-étatiques et infranationaux : afin de transformer ce cadre mondial en « cadre pour tous » (framework for all), et créer un sentiment d’appropriation de celui-ci à chaque échelle de gouvernance et par l’ensemble des  acteurs, il est nécessaire de stimuler l’Agenda de l’action pour la nature et les peuples. Cette plateforme, dont l’objectif est de rassembler les engagements et les initiatives des acteurs non-étatiques et infranationaux, doit davantage soutenir l’ambition jusqu’à l’adoption du cadre. Il conviendra aussi, à la COP 15, d’institutionnaliser cette plateforme, d’étudier les options pour son animation et le suivi des engagements, et, in fine, de faire de l’action non-étatique un pilier de l’action pour la biodiversité.
     
  • 1High Ambition Coalition for Nature & People ; Dinerstein et al. (2020), A “Global Safety Net” to reverse biodiversity loss and stabilize Earth’s climate. Science Advances 6(36)
  • 2Par exemple : https://eowilsonfoundation.org/half-earth-project/ ;
  • 3Par exemple : https://www.nytimes.com/2021/03/11/climate/nature-conservation-30-percent.html, https://www.culturalsurvival.org/news/indigenous-peoples-leadership-and-free-prior-and-informed-consent-are-fundamental-30x30
  • 4Objectifs de réduction de moitié au moins des nutriments rejetés dans l’environnement et de deux tiers au moins des pesticides.
  • 5Objectif A à 2050 : « L'intégrité de tous les écosystèmes est améliorée en augmentant d’au moins 15% la superficie, la connectivité et l'intégrité des écosystèmes naturels, favorisant la santé et la résilience des populations de toutes les espèces; le taux d'extinction a été divisé par dix au moins et le risque d'extinction des espèces dans tous les groupes taxonomiques et fonctionnels est réduit de moitié; la diversité génétique des espèces sauvages et domestiquées est sauvegardée en maintenant la diversité génétique de toutes les espèces à au moins 90 % »
  • 6Qui sont (i) les changements d’usage des terres et de la mer, (ii) l’exploitation direct de certains organismes, (iii) le changement climatique, (iv) la pollution et (v) les espèces exotiques envahissantes.
  • 7Selon le groupe d’experts, il s’agit des cibles 14 à 21 sur les outils et solutions de mise en œuvre et d’intégration, ainsi que les cibles 1, 9 et 10 sur la planification spatiale, la pêche durable, et l’agriculture, aquaculture et sylviculture durables.
  • 8Perspectives mondiales sur la diversité biologique (2020), Convention sur la diversité biologique