La hausse du cours des matières premières agricoles, conséquence du conflit en Ukraine, est utilisée comme motif pour exhorter la Commission européenne à abandonner la stratégie « De la fourche à la fourchette » (F2F). Il s’agirait par là d’encourager un accroissement de la production en se « libérant » des contraintes environnementales. Dans ce billet de blog, nous montrons qu’à court terme, les enjeux se situent sur le terrain du soutien aux pays et secteurs les plus dépendants face à la flambée des prix et non sur celui de la production ; et qu’à moyen terme, la trajectoire de transition esquissée par la F2F vers plus d’autonomie et de sobriété est la plus à même de renforcer la résilience du système alimentaire européen et sa contribution aux équilibres alimentaires mondiaux — pour peu qu’on prenne réellement en compte sa dimension systémique.
 

Hausse des prix des matières premières : causes et implications

La hausse actuelle des prix des matières premières agricoles est liée à deux facteurs. Le blocage des exportations au départ de la mer Noire1 complique en premier lieu l’approvisionnement de nombreux importateurs sur les marchés physiques. Sur les marchés à terme, c’est la crainte d’une pénurie – dans le cas où le conflit empêcherait la mise en culture du maïs et du tournesol ou la récolte du blé – qui alimente une tendance haussière. Cette augmentation fait suite à une hausse continue des prix des céréales depuis plus de 6 mois, conséquence du renchérissement du coût du gaz et, par ricochet, des fertilisants azotés (dont le prix a été multiplié par plus de trois depuis janvier 2021). Le conflit exacerbe donc une tendance qui avait déjà influencé les stratégies d’achat d’engrais et les semis actuels. Résultat : la cotation du blé sur les marchés à terme bat des records, à plus de 400 €/tonne en séance (au 8 mars), au-delà des prix atteints lors de la crise des prix alimentaires de 2007.


Figure 1. Cours de la tonne de blé, évolution 2019-2022

Figure 2. Cours de l’ammonitrate, engrais azoté de référence, 2020-2022

Pour comprendre les implications de cette hausse des prix, il faut distinguer deux dimensions de la sécurité alimentaire : la disponibilité physique en nourriture ; et son accessibilité économique2 . Il faut également distinguer les horizons temporels.

À court terme, il n’y pas de remise en cause directe de la disponibilité physique : les récoltes bloquées en Ukraine ne sont pas détruites, et les acheteurs qui devaient recevoir ces livraisons se sont tournés vers d’autres fournisseurs. Le problème porte sur l’accessibilité économique : à 400 €/t de blé à la livraison en mars, soit plus de 2,5 fois son cours de 2020, encore renchéri par les coûts logistiques supplémentaires, les effets sont colossaux. Ils se font sentir pour les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, fortement dépendants des importations (à hauteur d’un peu de moins de 10 % de leurs besoins domestiques en céréales – dont 1/5 en provenance d’Ukraine). Cette hausse des prix se révèle aussi extrêmement délicate à gérer pour les systèmes d’élevage européens, de plus en plus dépendants des importations d’aliments. Ces élevages absorbent en effet sous forme de concentré 60 % des céréales et près de 70 % des oléo-protéagineux consommés en Europe, dont une part importante est importée depuis les marchés mondiaux. À cet égard, ce qui est en jeu – au moins à court terme – n’est pas la « souveraineté alimentaire » de l’Europe – un terme utilisé aujourd’hui comme synonyme d’autosuffisance alimentaire, alors qu’il a été forgé pour désigner le droit de l’ensemble des citoyens à définir par eux-mêmes leur système agricole et alimentaire. C’est bien plutôt la capacité de l’Europe à maintenir un élevage intensif compétitif face à la concurrence internationale, et à même de fournir aux consommateurs des produits animaux à bas coût.

Que peut et doit faire l’Europe face à cette situation ? 

À court terme (quelques semaines), la priorité est d’atténuer la hausse des prix pour les pays les plus dépendants des importations – notamment les pays dans lesquels les révolutions arabes de 2011 s’étaient en particulier déclenchées pour protester contre la hausse des prix des aliments. L’Union européenne et ses États membres peuvent y contribuer par différents biais. Ils peuvent d’abord accroître leur soutien aux dispositifs d’appui à la sécurité alimentaire gérés par le Programme alimentaire mondial, qui se monte actuellement à près de 2 Mds€/an (465 M€/an pour la Commission et 1,47 Mds€/an pour les États membres), en puisant pour cela dans la réserve de solidarité et d’urgence prévue par le cadre financier pluriannuel (1,2 Mds€ utilisables à hauteur de 35 % pour les pays tiers). Ils peuvent également augmenter l’aide bilatérale aux pays qui vont devoir mettre en place des mesures d’urgence pour leur population (transfert monétaire ou d’aliments). Et enfin appuyer les pays concernés dans le déblocage de leurs stocks stratégiques que la plupart d’entre eux ont pu constituer.

À moyen terme, les enjeux se poseront en des termes différents selon les évolutions du conflit. Si les combats continuent de se cantonner aux zones urbaines, les semis de maïs et de tournesols – qui doivent intervenir d’ici la mi-avril – comme la moisson de blé – fin juin/début juillet – pourraient se réaliser sans encombre. Les cours resteront inévitablement haut – tant que l’Ukraine n’aura pas retrouvé la maîtrise de ses stocks et que le prix du gaz sera élevé –, mais les risques de rupture d’approvisionnement physique sont faibles. Le rôle de l’Europe sera de poursuivre son soutien aux pays les plus dépendants des importations pour éviter que la période de prix hauts ne se transforme en catastrophe alimentaire. 

Si, au contraire, le conflit empêche d’emblaver les surfaces en maïs et en tournesol – soit un peu plus de 11 Mha — ou de récolter le blé – 6,5 Mha de plus –, la disponibilité physique en céréales et oléagineux sera directement affectée. Cela pourra, à moyen terme, concerner l’Ukraine elle-même – même si elle est temporairement à l’abri du fait de ses stocks importants, liés à un ratio export/production très important (70 % pour les céréales, 30 % pour les oléagineux) ; mais ce sont l’ensemble des pays dépendants de l’Ukraine (Égypte en tête), qui représentent 8 à 10 % des exports mondiales en céréales et oléagineux, qui seraient mis en difficulté. 

La contribution de la stratégie De la fourche à la fourchette

Faut-il alors, comme le suggèrent certains, chercher à produire plus en Europe pour compenser cette (potentielle) réduction de l’offre ? Voire, réviser « en profondeur » la stratégie F2F, qui serait foncièrement « inadaptée » aux enjeux du moment parce qu’accordant trop d’attention aux enjeux environnementaux ? Une telle approche se révélerait contre-productive à bien des égards. Au contraire, c’est bien une logique systémique, telle que portée par la F2F, qui permettra de répondre aux enjeux soulevés par cette crise et de renforcer progressivement la contribution de l’UE aux équilibres alimentaires mondiaux. 

En premier lieu, il faut rappeler que les marges de manœuvre pour produire davantage de grain sont limitées. Certains ont d’abord évoqué la possibilité de mettre en culture les « jachères », ou surfaces d’intérêt écologique, que compte l’UE (un peu plus de 8,5 Mha aujourd’hui). Or les surfaces réellement disponibles ne dépassent probablement pas 6 Mha (sur 100 Mha de terres arables), et les rendements potentiels y sont faibles – ces jachères ayant été installées sur des zones marginales ; ces surfaces auraient par ailleurs besoin d’être préparées par les agriculteurs, et il faudrait que la semence de maïs, d’orge de printemps ou de tournesol (dont le semis se fait maintenant) soit disponible, ce qui n’est pas le cas. Par ailleurs, en l’état actuel des systèmes de culture, cultiver plus pour produire plus, c’est notamment recourir à plus d’azote minéral, aujourd’hui massivement importé depuis les pays tiers (dont la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie, qui représentent près de 20 % des exports totaux d’engrais azotés) ou produit en Europe avec du gaz, dont le cours flambe. Enfin, et c’est probablement le plus important, les rendements en Europe plafonnent depuis de nombreuses années dans une vaste majorité des pays d’Europe de l’Ouest ; or, ce ne sont pas les réglementations environnementales qui limitent les rendements, mais bien les chocs climatiques, la perte de pollinisateurs, ou encore la dégradation des sols. Chercher à cultiver plus, en mobilisant plus d’azote, en détruisant ce qui reste de surface d’intérêt écologique, ou en mobilisant plus d’eau, ne pourra que dégrader encore un peu plus la capacité productive des agrosystèmes – et rendre encore plus impossible l’augmentation des rendements espérés.

Non seulement l’Europe ne peut donc pas espérer produire plus ; mais c’est en jouant sur la réorganisation de son système alimentaire dans son ensemble, comme cherche à le faire la F2F, qu’elle pourra accroître sa contribution aux équilibres alimentaires mondiaux, même à production constante, voire réduite. C’est ce que montrent nos travaux récents sur l’impact d’une Europe agroécologique pour l’usage des terres et la sécurité alimentaire mondiale. Au cœur du système alimentaire plus durable et plus résilient que nous y décrivons se trouvent de nouveaux modes de production et de consommation des produits animaux. Du fait de ses importations de soja et de tournesol pour nourrir des élevages industriels, l’UE est en effet aujourd’hui importatrice nette de calories : elle dépend du reste du monde à hauteur de 10 % de sa consommation. Ce, dans un contexte où la consommation de protéines animales avoisine le double de celle requise pour couvrir nos besoins nutritionnels. Une réduction de 40 % de la consommation de produits animaux, et une transition vers des élevages économes et autonomes en fourrage / aliments (c’est-à-dire nourris aux prairies et aux légumineuses européennes), permettraient ainsi : (1) de faire passer l’UE d’importatrice nette à exportatrice nette de calories ; (2) dans le même mouvement, de réduire notre empreinte carbone et contribuer à restaurer la biodiversité des agrosystèmes européens ; (3) de réduire notre dépendance au gaz naturel et aux énergies fossiles mobilisées pour la production d’engrais ; (4) et finalement de faire de la place dans nos assiettes pour les aliments essentiels – et sous-consommés – que sont les fruits et légumes. 

Une telle transition, esquissée par la stratégie F2F, appelle des accompagnements financiers et humains à la hauteur des enjeux. Une réduction graduelle dans les objectifs de production animale nourrie au grain et aux tourteaux serait une réponse adaptée à une situation d’urgence, tout en s’inscrivant dans un projet agroécologique et alimentaire cohérent. Les Pays-Bas ont montré l’exemple qu’une telle politique était possible, elle nous semble devoir être mise sur la table des options. En termes financiers, il n’est pas sûr que les efforts soient supérieurs à ceux qui consisteraient à soutenir une fourniture d’intrants.

  • 1D’abord pour des raisons logistiques liées aux combats à Marioupol mais, depuis dimanche 6 mars, du fait d’une décision du gouvernement ukrainien de cesser les exportations pour pouvoir tenir.
  • 2Les deux autres dimensions étant l’usage – le fait que la nourriture disponible soit culturellement/pratiquement adaptée à ses usagers – et la stabilité.