L’Organisation mondiale du commerce (OMC) décidera en novembre qui de Ngozi Okonjo-Iweala (Nigeria) ou Yoo Myung-hee (Corée du Sud) remplacera le Brésilien Roberto Azevedo à la direction de l’institution. 25 ans après sa création (en remplacement du GATT [General Agreement on Tariffs and Trade], 1947-1995), et après de nombreuses années de paralysie, les enjeux de réforme sont importants. Plus encore en période de relance post-Covid-19, la pandémie ayant mis au jour les vulnérabilités structurelles des économies mondialisées.

Une crise existentielle

L’OMC traverse une crise profonde et bien installée. Le cycle de réformes des règles du commerce, lancé à Doha en 2001, s’avère impossible à boucler, malgré vingt ans de tractations. Le seul accord signé depuis 1994 est un accord de facilitation (2017), plus technique que substantiel. Quelques tentatives de négociations ont tenté de faire oublier l’échec de ce programme, pour l’instant sans succès d’envergure.

Roberto Azevedo n’est pas parvenu à raviver l’appétit de négociation, entre des pays qui, entretemps, se sont engagés dans des accords bilatéraux, plus à même de défendre leurs intérêts particuliers. Cependant, ceux-ci deviennent aussi de plus en plus difficiles à conclure, puis à faire ratifier en raison d’une vigilance accrue de l’opinion publique pour des textes jugés trop sensibles aux pressions des groupes d’intérêt. "The world has changed, the WTO has not" (« le monde a changé, pas l’OMC »), selon la Commission européenne1 . De fait, trois chantiers de réforme de l’organisation, au moins, attendent la future directrice.

Retrouver des pleins pouvoir d’arbitre

On peut attribuer trois fonctions à l’OMC. Celle d’un espace de négociation d’accords visant à accroître le commerce – l’OMC est en cela la directe héritière du GATT. Celle d’un mécanisme de revue et de transparence – toutes les politiques avec effet sur le commerce doivent être notifiées. Celle d’un juge de paix. L’OMC est en cela bien plus puissante que le GATT : les décisions de son Organe de règlement des différends (ORD) s’imposent à tous les membres, sauf si tous les membres s’opposent à sa décision, ce qui n’arrive jamais. Seul un éventuel rejet en appel permet de renverser une décision. Ce recours est largement utilisé : 2/3 des différends vont en appel2 .

Le pouvoir de justice ou de tribunal conféré à l’OMC, d’abord mis à contribution par les puissances industrialisées dans des différends les opposant entre elles, s’est progressivement étendu aux différends entre pays riches et pays émergents, au point de susciter de manière récurrente l’irritation des États-Unis. L’administration Obama avait déjà, ponctuellement, bloqué l’organe d’appel en refusant en 2011 son accord pour remplacer un juge. L’administration Trump est allée jusqu’au bout de l’obstruction. Les mandats de deux des trois derniers membres expiraient le 10 décembre 2019. Depuis lors, l’organe ne peut plus instruire de nouveaux appels, et 34 différends sont en souffrance.

Les griefs touchent essentiellement au non-respect généralisé du délai de 90 jours pour rendre les avis. Les États-Unis accusent aussi la cour d'appel de se pencher sur les faits au lieu de limiter son travail aux questions juridiques.

En janvier 2020, 17 États membres de l’OMC, dont l’UE et la Chine, se sont mis d’accord sur un système intérimaire afin de contourner la paralysie de l’organe d’appel. Ces pays représentent tout juste 40 % des cas initiés par l’UE à l’OMC. L’OMC elle-même a anticipé la paralysie du système et fait circuler, avant l’échéance fatidique de décembre 2019, une proposition de réforme du fonctionnement de l’organe d’appel – texte confidentiel dit « Walker », que les États-Unis n’ont pas même commenté.

Les solutions techniques aux problèmes soulevés par les États-Unis existent cependant, et le texte « Walker » en contient. Pour que les États-Unis acceptent de débloquer l’organe d’appel, il faut non seulement de la volonté politique (ce qui n’était pas le cas en période électorale pour l’administration Trump), mais aussi que la solution touche aux autres points de l’agenda de réforme, en particulier les règles encadrant les entreprises publiques et le régime des subventions. 

Réformer le régime des subventions

Derrière la mort cérébrale du cycle de Doha et le blocage de l’organe d’appel, se joue un bras de fer entre les pays qui ont été les soutiens historiques et premiers bénéficiaires du GATT et de l’OMC (États-Unis, Europe, Canada) et la Chine, à qui les premiers reprochent de détourner à son profit des règles commerciales essentiellement conçues pour des économies non planifiées et peu étatisées. Fondé notamment sur des entreprises d’État à la fois forces productives et puissances bancaires d’investissement, vivant à crédit (bon marché) et ne connaissant pas la faillite, le capitalisme chinois n’est pas celui des vainqueurs de la guerre, qui ont rédigé la charte de La Havane dont allait être extrait le GATT. Dans ce contexte, l’organe d’appel, dans un arrêté de 2015, a débouté les États-Unis dans leur demande de conférer aux entreprises publiques chinoises le statut d’autorité gouvernementale, qui les aurait soumises aux règles de l’accord général sur les subventions.

Celui-ci n’est non plus pas exempt de défauts, que soulignent États-Unis, Europe et Japon. Depuis la création de l’OMC en 1995, 556 différends pour subvention abusives ont été initiés, et dans plus de la moitié des cas, des mesures de compensation (counterveiling measures corrigeant l’effet de la subvention) ont été mises en place3 . Durant la seule année 2018, 55 initiatives en vue d’un différend ont été lancées, contre 9 en 2010. La subvention industrielle est une pratique courante, en particulier dans des secteurs comme l’aluminium et les semi-conducteurs. Mais, là encore, la Chine est régulièrement accusée d’abus par les pays occidentaux.

États-Unis, Europe et Japon proposent ainsi de revoir le périmètre des subventions autorisées. Aujourd’hui, obtenir gain de cause dans la dénonciation de subventions indues suppose de prouver que celles-ci génèrent un « préjudice sérieux ». La définition de ce critère est une réforme envisageable. Cependant, le climat et la protection de l’environnement, qui pourraient être le motif d’un soutien public spécifique et moins soumis aux reproches de subventions excessives et préjudiciables, ne sont pas mentionnés dans les propositions de réforme. Cela ressemble à une erreur substantielle et tactique. Substantielle car on sait que la production industrielle et la diffusion de technologies bas-carbone ne se fera pas sans soutiens publics solides, y compris dans les économies de la Triade. Erreur tactique ensuite, car la Chine aurait pu profiter de ces exemptions, étant donné son activité dans la production de solutions techniques pour la décarbonation. Un accord sur les subventions vertes pourrait ainsi lui être une voie de sortie acceptable. En lui fermant cette porte sans proposer d’autres solutions, la proposition ne pourra qu’obtenir son veto.

Pas de révision de l’ORD sans les États-Unis, mais pas de réforme de l’accord des subventions sans la Chine.

Ne pas restreindre le « développement durable » au seul Préambule de l’OMC

L’OMC, à sa création, a inscrit le « développement durable » dans son Préambule, comme un objectif additionnel à ceux du GATT. Mais de développement durable, dans les autres parties des textes, il n’en est pratiquement pas question. Peut-être le corpus juridique suffit-il à traiter les questions environnementales, avec son arsenal de sauvegardes spéciales en particulier, sans qu’il faille inscrire « changement climatique » par exemple en toutes lettres dans certaines dispositions. Mais on voit aujourd’hui les limites à ignorer les processus et méthodes de production dans la différenciation entre produits, et la nécessité de distinguer les processus intensifs en carbone des autres, les processus intensifs en déforestation de ceux qui ne le sont pas. Alors que l’idée de stranded brown assets (« actifs fossiles bloqués », autrement dit perdus) et d’une taxonomie des actifs financiers devient consensuelle, on regarde le commerce toujours avec la seule loupe de la valeur monétaire de l’échange, grossissant les flux, décelant les obstacles, sans jamais comparer sérieusement cette valeur à celle des émissions produites ou évitées, ni de la biodiversité préservée ou érodée. La finalité du commerce ne peut plus être le seul échange, et son encadrement ne peut plus trouver sa seule raison d’être dans sa libéralisation, car l’échange est, dans les faits, aujourd’hui très peu entravé : alors que les droits de douane industriels moyens dépassaient 40 % en 1947, ils sont plus de dix fois plus faibles aujourd’hui et, en règle générale, les biens et services circulent sans être fortement taxés. Des exceptions existent – le Mercosur, avec un droit de douane moyen appliqué de 13 % ; l’Europe, où les droits de douane appliqués aux produits agricoles s’étagent entre 0 et 32 % –, mais la situation n’est pas comparable avec l’époque du GATT.

A se tenir trop loin des débats, si vifs aujourd’hui, sur le verdissement des économies, l’OMC court le risque de paraître surannée, et de n’intéresser personne. Elle doit impérativement élargir son agenda de réforme à celui que lui suggère son Préambule et répondre à la question de sa contribution effective aux conventions de Rio (climat, biodiversité, désertification). Cette réponse peut n’être que programmatique, mais au moins la perspective doit-t-elle être tracée. L’alternative est d’avoir soit une institution qui fait sens pour tous, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, soit une institution paralysée.