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Berghmans, N. (2023). Crise énergétique : un an après, quelles priorités pour la politique énergétique européenne ?, in Les Grands Dossiers de Diplomatie N° 72, Géopolitique des énergies, Areion Group, Février-Mars 2023.

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Paru dans Les Grands Dossiers de Diplomatie N° 72, Géopolitique des énergies, Areion Group, Février-Mars 2023: https://www.areion24.news/produit/les-grands-dossiers-de-diplomatie-n-72/.

Un an après le déclenchement de l’invasion russe en Ukraine, la crise énergétique d’ampleur inédite continue de se diffuser au sein des économies de l’Union européenne et de rythmer les discussions politiques du continent.

L'ensemble des États membres ont dû faire face aux conséquences de cette crise. Les gouvernements ont d’abord géré dans l’urgence le risque de manquer de gaz et ses conséquences sur la sécurité d’approvisionnement tout en maintenant l’ouverture interne du marché et du réseau énergétique gazier. En parallèle, ils ont également dû intervenir pour atténuer les conséquences économiques pour les ménages et les entreprises. Sur ce deuxième point, les principales mesures ont été peu coordonnées car elles reposent sur des mesures essentiellement nationales, ce qui est à la racine de vifs débats entre partenaires européens, qui se poursuivent début 2023.

Pour comprendre ces différences, il est important de prendre en compte le caractère asymétrique de cette crise. Elle touche de façon différente les économies des États membres en fonction de leur mix énergétique et leur niveau de dépendance aux importations d’hydrocarbures, principalement de gaz russe de départ, mais aussi en raison des différences dans les mesures de réponse à la crise mises en place sur le plan national. Comme tout choc asymétrique, il met au défi l’unité de l’Union européenne (UE) car les mesures prises par un pays se répercutent sur ses voisins dans un système énergétique interconnecté et une économie ouverte. L’UE a su réagir dans l’urgence pour remplir les cuves de gaz naturel et assurer la solidarité européenne via les réseaux de gaz et d’électricité pour passer l’hiver. Elle est désormais face au défi de la mise en oeuvre de sa stratégie énergétique REPowerEU1 , bâtie comme une accélération du Pacte vert européen et des mesures prévues pour atteindre l’objectif climatique pour 2030, entériné en 2021. La réussite de cette stratégie permettrait de sortir de la situation de crise à un horizon de quelques années et de poser les bases d’un système énergétique plus durable et plus sûr, mais elle nécessite néanmoins d’approfondir l’intégration du système énergétique, de renforcer la solidarité économique entre les États membres et d’assurer une plus grande coordination des Européens dans leur action extérieure.

Une crise d'ampleur inégalée

Le gaz naturel importé par pipeline de Russie représentait encore 45 % de la consommation européenne en 2020. La réduction des livraisons de gaz russe par pipeline aux pays de l’UE a eu un impact majeur sur les niveaux de prix des marchés de gros du gaz naturel et de l’électricité sur lesquels s’approvisionnent les fournisseurs d’énergie et les industries les plus consommatrices en énergie. Ceux-ci ont, en conséquence, atteint des niveaux record représentant jusqu’à quinze fois plus que les niveaux d’avant-crise, dans un contexte de forte volatilité. Cette crise, qui a commencé avant même l’invasion de l’Ukraine dès la deuxième moitié de l’année 2021, avec la reprise économique post-Covid, provient ainsi de la dépendance aux énergies fossiles en tant que telle et aux énergies fossiles russes en particulier — qui a rendu vulnérable le système énergétique européen —, même si la faible disponibilité du parc nucléaire français et des ressources hydriques à l’échelle de l’UE ont également accentué la tension sur le marché de l’électricité.

Ces augmentations de prix se sont traduites pour partie dans les factures énergétiques des ménages et des entreprises au moment du renouvellement de leurs contrats avec leurs fournisseurs et pour le reste dans les comptes publics des États membres. En effet, ceux-ci ont mis en place des dispositifs de soutien afin d’éviter une explosion de la précarité énergétique, de limiter les faillites d’entreprises et la perte de compétitivité de secteurs exposés à la concurrence internationale et de réduire la pression inflationniste dans l’économie. Dans sa globalité, ce retournement sur le marché du gaz a entraîné un transfert massif de richesse aux producteurs de gaz, y compris russe, pouvant représenter selon certaines estimations entre 3 % et 6 % du produit intérieur brut européen. Il a également entraîné l’apparition de profits non anticipés pour les producteurs d’autres énergies (renouvelables, nucléaires, mais aussi charbon et fioul) et un débat sur leur redistribution par effet de contagion du prix, en particulier sur le marché de l’électricité.

Dans ce contexte, il est aussi important de noter le rôle décisif qu’ont joué les échanges ouverts de gaz et d’électricité, organisés par le marché européen de l’énergie, pour atténuer les effets de la crise énergétique tant sur le plan de la sécurité énergétique que sur le plan économique. Pour le réseau gazier, des mesures d’ajustement physique du réseau prises en urgence ont même été mises en oeuvre pour réorienter les transferts de gaz d’ouest en est. Alors qu’une réforme du marché électrique européen est attendue pour le printemps 2023, il est important de conserver la valeur de ce véritable atout pour l’Europe que constitue son système énergétique intégré.

Une stratégie de sortie de crise ambitieuse mais incomplète

Les pays de l’UE ont su réagir de façon commune, d’abord pour assurer la sécurité d’approvisionnement à court terme. Le renforcement, dans l’urgence, des règles sur le stockage de gaz en Europe, puis la mise en place d’objectifs de réduction de la consommation de gaz et d’électricité et de plans de préparation à la crise, ont montré la solidarité des Européens et leur volonté de trouver des solutions communes pour traverser cette crise. En parallèle, la stratégie REPowerEU a été présentée au mois de mai pour donner un horizon de sortie des hydrocarbures russes du système énergétique européen en 2027. Elle contient des objectifs de diversification à court terme des approvisionnements en gaz naturel et conforte l’objectif climatique de -55 % d’émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030, adopté dans le cadre du Pacte vert. Dans les faits, elle s’appuie principalement sur la stratégie énergétique existante et en cours de traduction dans la législation, mais l’accélère de façon ambitieuse pour viser une réduction de la demande énergétique (de -9 % à -13 % d’ici à 2030) et le déploiement des énergies renouvelables (de 40 % à 45 % en 2030).

Ce nouveau cap permettrait de répondre à la fois à l’objectif climatique et à l’objectif de réduction de la dépendance aux importations d’énergie de l’UE, en s’appuyant sur des solutions existantes et éprouvées. Pourtant, la stratégie REPowerEU ne s’accompagne pas aujourd’hui de moyens financiers supplémentaires et stables à la hauteur des objectifs visés. Son volet financier se limite ainsi à une réutilisation des fonds non encore déboursés du plan de relance européen NextGenerationEU et au fléchage limité de recettes du marché carbone européen dont l’additionnalité par rapport à la situation antérieure n’est pas garantie. Les investisseurs continuent donc de dépendre d’un patchwork de dispositifs essentiellement nationaux, qui restent dépendants d’éventuels retournements liés aux alternances politiques.

La réaction des acteurs économiques et des pouvoirs publics de l’UE ont permis de réduire dans des proportions importantes le gaz importé de Russie par pipeline pour atteindre seulement 16 % de la consommation de gaz européenne en 2022, avant de se réduire encore en 20232 . Néanmoins, il est nécessaire d’accélérer encore le rythme d’installation des énergies renouvelables et d’électrification dans le bâtiment, les transports et certains usages industriels. Pour ce faire, des actions supplémentaires sont nécessaires pour sécuriser les transformations, mettre en place les infrastructures énergétiques adaptées à ce changement de modèle et soutenir les ménages et les entreprises dans cette transition. Ceci alors même que l’ajustement à la crise énergétique se fait néanmoins dans la douleur avec des réductions de production conséquentes dans certains secteurs industriels européens et une augmentation du prix qui pèse sur le budget des ménages, des entreprises et des États. Des mesures de soutien aux ménages et aux entreprises en ordre dispersé La réponse à la crise énergétique n’a pas été aussi coordonnée sur le volet du soutien économique apporté aux ménages et aux entreprises, sur lequel les États membres sont souverains. Ils ont ainsi mis en place des mesures différentes pour atténuer la hausse du coût de l’énergie, comme des réductions de taxe, l’introduction de prix maximums sur les prix régulés, la subvention aux producteurs d’électricité à partir de gaz ou des aides directes aux entreprises pour payer leurs factures d’énergie. Pour financer ces actions, certains États ont utilisé les profits exceptionnels tirés de la vente de la production d’énergie renouvelable sous contrat ou mis en place des prélèvements sur les profits des énergéticiens.

Ces mesures sont légitimes pour atténuer l’effet de la crise sur les ménages les plus modestes et les entreprises affectées par la crise ou exposées à la concurrence internationale. Néanmoins, tous les États membres n’ont pas les mêmes moyens financiers et politiques de les mettre en oeuvre, ce qui peut aviver les tensions internes à l’UE. Ainsi, les montants d’aides aux entreprises approuvés par la Commission depuis le mois de mars et la mise en place du cadre temporaire de crise sur les aides d’État sont éloquents : plus de la moitié provient de demandes de l’Allemagne, 24 % de la France, et le reste pour les 25 autres États membres3 . Ces politiques peuvent aussi entrer en contradiction avec les objectifs de réduction de la demande énergétique lorsqu’elles réduisent le prix de l’énergie pour des acteurs qui ont la capacité d’ajuster leur consommation, en réponse, sans restriction de leur côté. Elles sont potentiellement onéreuses4 pour les finances publiques qui peuvent donc réduire les fonds publics disponibles pour d’autres politiques publiques nécessaires à la transition énergétique, alors même que les préoccupations sécuritaires poussent les États européens à augmenter significativement leurs budgets de défense.

Ces interventions mises en oeuvre en ordre dispersé sont venues s’ajouter aux différences d’exposition aux hydrocarbures russes des États européens et aboutissent à un tableau macroéconomique très contrasté au sein de l’UE. Pour ne prendre que le niveau d’inflation constaté, l’envolée a atteint un pic de 11,5 % en octobre 2022, avec de fortes disparités entre les régions. D’un côté, des États comme l’Espagne ou la France, qui ont mis en place des mesures fortes permettant de limiter l’inflation énergétique, connaissent une inflation annuelle inférieure à 7 %. De l’autre, l’Italie et certains pays de l’Est de l’Europe, plus dépendants du gaz russe, et qui ont déployé moins de moyens pour limiter la hausse du coût de l’énergie, connaissent des niveaux d’inflation à deux chiffres.

Quatre priorités pour la politique énergétique européenne

Les prix du gaz devraient perdurer à des niveaux élevés dans les prochaines années, malgré leur reflux restant, le gaz naturel liquéfié étant structurellement négocié à un niveau plus élevé que l’était le gaz importé par pipeline de Russie. Dans ce contexte, il semble important de dépasser l’approche de la protection des effets économiques et de rétablir l’incitation économique à réduire la consommation énergétique auprès des ménages européens qui le peuvent. La réorientation des moyens financiers consacrés aux boucliers tarifaires vers l’appui à l’investissement dans des solutions de long terme, comme la rénovation énergétique ou l’électrification du transport et du chauffage et le renforcement des paiements directs pour les consommateurs les plus vulnérables, semble essentielle.

Ensuite, les Européens doivent mieux coordonner leur mix énergétique dans le respect des choix nationaux. Cela concerne le déploiement de l’offre des énergies renouvelables et nucléaires et les stratégies de sortie des énergies fossiles, mais aussi la discussion qui s’est ouverte en 2022 sur la coordination d’objectifs de réduction de consommation d’énergies. Limitées dans le temps, et au gaz et à l’électricité, ces discussions devraient se poursuivre pour la mise en oeuvre de la stratégie REPowerEU et donner lieu à un renforcement de l’efficacité et de la sobriété énergétique dans la politique européenne de l’énergie. L’année que les Européens viennent de vivre est venue leur rappeler qu’ils partageaient un système énergétique commun et que toute action prise dans un État affectait la disponibilité et la compétitivité de l’énergie au-delà de leurs frontières. Il y a donc un avantage certain à une plus grande coordination pour modérer la demande énergétique des Européens et une opportunité à capitaliser sur l’expérience de cette année.

Il convient également de sortir d’une approche purement nationale sur le soutien aux acteurs économiques — dépendante des capacités financières et politiques des différents États membres — pour une approche commune et coordonnée à l’échelle européenne de sortie de crise autour d’un plan de financement pérenne pour accompagner sur la durée la transition énergétique européenne, du déploiement de la production d’énergie à celui de la production de matériaux bas carbone ou de mobilité propre. Cette approche devrait aussi viser la réduction du risque de tensions internes, qui pourraient découler d’un développement des nouvelles activités, concentré dans certains États membres uniquement. L’idée émise par la présidente de la Commission européenne d’un nouveau fonds pour la souveraineté européenne peut être l’occasion d’assurer ce rééquilibrage, à condition qu’il contienne des moyens financiers additionnels conséquents et stables dans la durée, fléchée vers le développement de l’industrie bas carbone, et qu’il veille à ce que le déploiement se fasse de façon équilibrée dans l’ensemble de l’UE. La maîtrise des technologies vertes est une nécessité pour la souveraineté européenne et le respect des engagements climatiques, mais aussi une formidable opportunité pour l’économie européenne de bâtir sa compétitivité pour les prochaines décennies.

Enfin, les Européens ont tout à gagner à mieux aligner leur diplomatie extérieure dans le domaine énergétique. Ils peuvent le faire en combinant l’accès responsable aux ressources nécessaires à la transition (comme le cuivre ou le lithium) avec l’appui technologique et financier au développement de modèles énergétiques bas carbone, prenant en compte les intérêts des pays en développement. Au-delà des incompréhensions criantes de cette année, entre acteurs européens à la recherche de gaz fossile sur tous les marchés de la planète et injonctions à ne pas investir dans de nouveaux projets d’hydrocarbures dans les pays en développement, les Européens doivent trouver le moyen de parler d’une seule voix pour bâtir des partenariats solides avec des pays qui partagent les valeurs et les objectifs de développement durable.

  • 1Commission européenne, « REPowerEU : une énergie abordable, sûre et durable pour l’Europe », 18 mai 2022 (http://rb.gy/rduslx).
  • 2Agence internationale de l’énergie (IEA), « How to Avoid Gas Shortages in the European Union in 2023: a practical set of actions to close a potential supply-demand gap », décembre 2022 (https://rb.gy/gfnujg).
  • 3Commission européenne, « List of Member State measures approved under the State aid Temporary Crisis Framework », 16 janvier 2023 (https://rb.gy/9pwlhc).
  • 4La France a chiffré à 45 milliards d’euros le coût de l’ensemble des mesures visant à limiter le prix de l’énergie pour l’année 2023, soit 1,5 % du PIB, tandis que l’Allemagne a prévu un budget pouvant aller jusqu’à 200 milliards d’euros sur deux années des mesures prévues en réponse à la crise énergétique. Pour un tableau complet des mesures, voir Giovanni Sgaravatti, Simone Tagliapietra & Georg Zachmann, « National fiscal policy responses to the energy crisis », Bruegel, 29 novembre 2022 (https://rb.gy/n4h5ag).