Au cours des deux premiers mois de l'année 2024, les décideurs politiques ont répondu aux protestations des agriculteurs en renonçant aux derniers textes législatifs du Pacte vert européen et aux mesures clés de la récente stratégie nationale pour la biodiversité en France. Ces décisions sont incompatibles avec leur volonté de soutenir les agriculteurs sur le plan économique et d'améliorer la sécurité alimentaire. En approuvant la proposition européenne de règlement sur la restauration de la nature (Nature Restoration Law, NRL, en anglais) le 27 février, les membres du Parlement européen ont finalement envoyé un signal encourageant pour la résilience à moyen terme du secteur. La restauration naturelle des agroécosystèmes offre en effet des possibilités d'améliorer la productivité des sols et l'adaptation des exploitations au changement climatique.

Qu'est-ce que la restauration ?

L'IPBES1 définit la restauration comme « toute activité intentionnelle qui initie ou accélère le rétablissement d'un écosystème à partir d'un état dégradé ». La restauration peut être « active » lorsque l'homme influence le processus de rétablissement de la biodiversité (par exemple, l’ingénierie écologique), ou « passive » lorsqu'elle s'appuie sur des processus naturels (par exemple, « laisser faire »). Un écosystème dégradé est défini comme « une réduction à long terme de la structure, de la fonctionnalité ou de la capacité d'un écosystème à fournir des bénéfices à l'homme ». En Europe et en France, de nombreux écosystèmes productifs, tels que les terres agricoles et les pâturages, doivent être restaurés de toute urgence pour continuer à être utilisés2 , particulièrement dans un contexte de changement climatique et d'augmentation des événements météorologiques extrêmes.

Dans le cas présent, restaurer les agroécosystèmes signifie les maintenir dans un état d’utilisation productive, par le biais d'une gestion durable des terres. Les dispositions spécifiques de la NRL sont donc bien alignées sur les exigences de la transition agroécologique afin d'atteindre des niveaux satisfaisants de production alimentaire grâce à la protection de la biodiversité dont ils dépendent3 .

Restaurer les agroécosystèmes pour sécuriser la production

La NRL comprend des objectifs visant à augmenter les populations de papillons et, plus largement, de pollinisateurs, ainsi qu'à améliorer l'indice d’abondance des oiseaux communs des terres agricoles. L'inclusion de ces objectifs dans la loi est importante car ce sont des indicateurs du bon fonctionnement des agroécosystèmes. La question est maintenant de savoir comment les atteindre. Le meilleur moyen, et le plus efficace en termes de coûts, serait de prendre des mesures telles que la réduction de l'utilisation des pesticides et l'adoption de pratiques agricoles biologiques, qui permettraient d'améliorer le service de pollinisation dégradé grâce au retour spontané des pollinisateurs. Ce sont des mesures passives de restauration de la nature, qui n’ont cependant de de sens que dans le cadre d'un ensemble plus large. L'abandon du règlement européen spécifique sur la réduction des pesticides et la suspension sine die du plan Ecophyto en France menacent l’efficacité des mesures de restauration. Si la question des pesticides n'est pas abordée, la pollinisation par les insectes continuera à diminuer, ce qui compromettra les productions des champs qui dépendent de la pollinisation (par exemple les fruits et certains légumes) ou les productions des exploitations agricoles voisines, et donc les revenus des agriculteurs4 .

De même pour les infrastructures agroécologiques (par exemple, les haies, les étangs, les arbres) et les systèmes d'élevage extensifs et mixtes, qui vont de pair avec la réduction des pesticides et l'augmentation des rotations de cultures pour l'adaptation de l'agriculture. Les haies, les rotations de cultures et les systèmes mixtes, par exemple, ont un effet positif sur les ravageurs et les maladies agricoles qui affectent les cultures et le bétail5 . Et sont nécessaires pour que la réduction des pesticides soit viable. Les systèmes de pâturage extensif favorisent les pollinisateurs et la fertilisation naturelle. Ils préservent également les cycles naturels de l'eau, entre autres services écosystémiques6 . Ces services sont nécessaires dans le contexte du changement climatique, les sécheresses et les inondations étant de plus en plus fréquentes et intenses. La (re)mise en place d'infrastructures agroécologiques, de systèmes mixtes et de pâturages correspond à des mesures actives de restauration de la nature, qui contribue à la sécurité alimentaire en minimisant les pertes de production, également à la souveraineté alimentaire en s'appuyant sur des services écosystémiques qui en bon état de fonctionnement et qui sont fournis « gratuitement » par la terre, plutôt que sur des importations coûteuses d'engrais ou d'aliments pour animaux. Alors que la NRL s'intéresse directement aux infrastructures agroécologiques (appelées « éléments du paysage à haute diversité ») en demandant aux États membres d'accroître leur quantité, les systèmes d'élevage extensifs ou semi-intensifs et les systèmes mixtes, qui sont au cœur des systèmes agricoles agroécologiques sont moins traités dans la NRL7 . Les plans de restauration nationaux ne devraient cependant pas négliger cette question, qui devrait également être incluse dans les politiques d'élevage.8

Financement : comment la restauration peut-elle soutenir le revenu des agriculteurs ?

Si des sources de financement peuvent être trouvées dans différents programmes existants, la NRL ne clarifie pas la manière de les optimiser et d'en faire le meilleur usage. La Commission européenne devrait présenter dans un délai d'un an un rapport qui identifie, entre autres, les lacunes en termes de financement pour la mise en œuvre du règlement au niveau de l'UE. Toutefois, les États membres disposent déjà de marges de manœuvre dans le cadre des budgets européens et nationaux existants. Par exemple, la NRL laisse aux États membres le choix de recourir à la politique agricole commune (PAC) pour mettre en œuvre les mesures de restauration lorsqu'ils appliquent le règlement. Il est nécessaire de rationaliser le fonctionnement de la PAC et la manière dont les agriculteurs accèdent à ses fonds. Toutefois, le processus de simplification ne doit pas être confondu avec l'abandon des dispositions environnementales. La PAC soutenant les revenus des agriculteurs, il serait particulièrement pertinent qu'elle finance la restauration des écosystèmes, une solution fondée sur la nature qui apporte résilience et stabilité financière au secteur. Selon la Banque européenne d'investissement, « il y a actuellement suffisamment de fonds disponibles pour les solutions fondées sur la nature dans le cadre de la PAC pour financer de nombreuses autres opportunités potentielles de solutions fondées sur la nature dans l'Union européenne et les avantages qui en découlent. […] Réformer cette politique pour encourager une plus grande utilisation des solutions basées sur la nature est une opportunité évidente pour la Commission européenne ». Dans un contexte européen où les écosystèmes ont été largement altérés, la restauration de la nature représente la principale solution fondée sur la nature, y compris pour l'adaptation au changement climatique dans l'agriculture.

Actuellement, les budgets de la PAC qui pourraient être considérés comme des solutions fondées sur la nature (par exemple, les éco-régimes), et donc la restauration des agroécosystèmes, ne produisent pas les résultats escomptés9 . La réorientation de la PAC pour soutenir l'agriculture biologique, l'élevage extensif et les systèmes mixtes pourrait remédier à cette lacune, mais les États membres devraient pour cela mettre en place des dispositions administratives et, éventuellement, réglementaires. Des ressources humaines et techniques sont également indispensables pour faire connaître ces fonds et les rendre accessibles aux agriculteurs.

D'autres outils financiers existants pourraient être envisagés pour permettre aux agriculteurs de gagner un revenu décent et fiable tout en maintenant la capacité de production de leurs champs (c'est-à-dire de leurs écosystèmes). Il peut s'agir de paiements pour les services écosystémiques (PSE), mais aussi de compensations pour les pertes de production potentielles lors de la transition vers l'agroécologie. Ces outils peuvent être mis en place par la PAC, comme les mesures agro-environnementales (MAE). Mais en tant que solution fondée sur la nature, la restauration des agroécosystèmes offre des avantages au-delà du champ, y compris pour la santé humaine et environnementale au niveau local, et potentiellement à plus grande échelle en prenant en compte la qualité de l'eau en aval par exemple. Ce cadrage pourrait ouvrir de nouvelles opportunités pour soutenir les agriculteurs dans la transition agroécologique au-delà des budgets de la PAC. En France, les « contrats pour la réussite de la transition écologique » (CRTE) sont signés entre l'État et les municipalités pour financer des actions spécifiques avec la dotation de l'État. Ils prévoient déjà des mesures telles que l'entretien des paysages bocagers et l'élaboration de plans d'action en faveur de l'agroécologie. Dans les paysages dégradés, toutes ces mesures nécessiteront d'abord des mesures de restauration de la nature, avant de maintenir les fonctionnalités restaurées grâce à des pratiques durables. Cependant, les outils permettant aux municipalités de soutenir financièrement la transition agroécologique sont peu développés. Les CRTE pourraient également permettre aux municipalités de fournir un soutien financier direct aux agriculteurs pour la restauration des agroécosystèmes.

Un autre élément clé de la réussite de la politique de restauration des agroécosystèmes consistera à intégrer l'ensemble de la chaîne de valeur, y compris le secteur agroalimentaire et les consommateurs, dans les politiques prévues à cet effet. Ces parties prenantes, et en particulier celles qui sont déjà en mesure de soutenir la transition agroécologique, devront faire l'objet d'une attention particulière dans les plans de restauration nationaux des États membres.

Maintenant que la NRL est adoptée (elle doit encore être formellement approuvée par le Conseil de l'UE), l'un des principaux défis sera d'atteindre son plein potentiel en contribuant à un changement de vision des agroécosystèmes, depuis les portefeuilles européens jusqu'aux niveaux national et agricole : le fonctionnement des agroécosystèmes n'est pas seulement une question de conservation de la nature, mais il est positivement lié aux questions de production. La restauration de la nature est donc essentielle pour tous ceux qui se soucient réellement de l'avenir de l'agriculture en Europe.

  • 1 La plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) a été créée en 2012. Elle coordonne les travaux d'experts de haut niveau du monde entier et produit des rapports acceptés par ses plus de 130 États membres. Ont été traitées des questions telles que le déclin des pollinisateurs et des services de pollinisation pour la production alimentaire en 2016 et la dégradation des sols en 2018.
  • 2 IPBES (2018). Summary for policymakers of the regional assessment report on biodiversity and ecosystem services for Europe and Central Asia of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services. M. Fischer, M. Rounsevell, et al. (eds.). IPBES secretariat, Bonn, Germany. 48 pages https://doi.org/10.5281/zenodo.3237428 
  • 3 Poux, X., Aubert, P.-M. (2018). Une Europe agroécologique en 2050 : une agriculture multifonctionnelle pour une alimentation saine - Enseignements d’une modélisation du système alimentaire européen. IDDRI-AScA, Study N°09/18, Paris, France, 78 p.
  • 4 MEEM (2016). EFESE. Le service de pollinisation. Thema. Juin 2016. Commissariat général au développement durable, La Défense, France, 4 p.
  • 5 Hahn, P. G., & Cammarano, J. H. (2023). Environmental context and herbivore traits mediate the strength of associational effects in a meta-analysis of crop diversity. Journal of Applied Ecology, 60, 875–885. https://doi.org/10.1111/1365-2664.14382 
  • 6 Viaud, V. (2020). Des haies bocagères, pour le climat et l’environnement. https://www.inrae.fr/actualites/haies-bocageres-climat-lenvironnement 
  • 7 Le rétablissement des systèmes de pâturage extensif est un exemple des mesures de restauration énumérées dans une annexe de la NRL couvrant tous les écosystèmes. Le règlement n'exige pas de résultats spécifiques pour la restauration des agroécosystèmes sur ce point.
  • 8 La protection et la restauration des pâturages et des systèmes mixtes sont à peine mentionnés dans le plan gouvernemental de reconquête de la souveraineté en matière d'élevage qui a été publié le 24 février dernier .
  • 9 European Investment Bank (2023). Investing in nature-based solutions. State-of-play and way forward for public and private financial measures in Europe. EIB, Luxembourg, 144p. DOI: 10.2867/031133