La période de confinement liée à la pandémie de Covid-19 a été marquée par l’obligation du télétravail pour les personnes qui le pouvaient. La possibilité de son développement à grande échelle a fait irruption dans le débat public. Ce billet de blog dresse un état des lieux des enjeux associés, et propose des pistes afin d’explorer de manière plus large les possibles impacts sur nos modes de vie d’une généralisation du télétravail.

Les mesures sanitaires de lutte contre la Covid-19 ont conduit à généraliser le télétravail : on estime ainsi qu’un quart des salariés ont télétravaillé pendant le confinement, ce qui correspond globalement aux estimations du ministère du Travail relatives à la part de la population active susceptible de travailler à distance (30 %, soit 7 millions d’individus). D’une pratique atypique et largement réservée aux cadres1 , le télétravail est donc devenu à la faveur de la pandémie une pratique commune, également partagée par les employés. Cet épisode semble avoir des répercussions : d’après une enquête en ligne réalisée en avril 2020, 58 % des personnes souhaiteraient travailler à distance plus souvent qu’avant la crise sanitaire. Des entreprises aux modalités de fonctionnement aussi différentes que l’industriel automobile PSA ou Facebook ont annoncé qu’elles allaient faire du télétravail la nouvelle norme. Enfin, dernier signe que le confinement a remis le télétravail sur l’agenda politique, les partenaires sociaux français ont lancé le 5 juin dernier une réflexion commune pour réaliser un diagnostic de cette pratique à la fin du mois de septembre.

L’état du débat

En France, la question du déploiement du télétravail a été traitée dans le cadre du processus politique sur le droit du travail. Cette pratique est porteuse d’un certain nombre de promesses pour le bien-être du salarié2 : sentiment d’autonomie, amélioration de la gestion de la vie privée/vie professionnelle, gain de temps, etc. Toutefois, elle peut également engendrer un certain nombre de risques psycho-sociaux pour le salarié : solitude, surcharge cognitive liée au trop grand nombre d’informations à traiter, impossibilité de concilier vie privée-vie professionnelle, sédentarité accrue, etc. Ces risques ont été renforcés par le contexte particulier de la pandémie et de télétravail forcé. Les discussions entre les partenaires sociaux portent donc sur le droit des salariés au télétravail, la manière de le mettre en œuvre et sur les moyens de l’encadrer. Dans les débats plus généraux sur le sujet, est également abordée la dimension environnementale, le principal bénéfice mis en avant concernant la diminution de la mobilité, notamment automobile. Cependant, si l’on prend en compte l’impact énergétique global, le bénéfice du télétravail pour le climat est moins clair qu’il n’y paraît du fait d’un certain nombre d’impacts négatifs potentiels : utilisation accrue des infrastructures de télécommunication, chauffage du logement, allongement des trajets (par exemple si on s’éloigne de son lieu de travail), augmentation des trajets non liés au travail (ex. trajets dédiés aux courses plutôt que réalisés au retour du travail) et changement de mode de transport (ex. relocalisation dans une zone plus dépendante de la voiture), etc. Une revue de la littérature publiée en 2020 montre en effet que l’impact énergétique global du télétravail dépend d’un ensemble de variables : quelles seront les logiques de relocalisation des ménages3 ? Quelles seront les stratégies des entreprises pour réduire leurs surfaces de bureau (et donc la consommation d’énergie) ? Quelle sera la part de double équipement informatique ?

L’impact du télétravail sur nos modes de vie doit être appréhendé de manière plus large

Si son impact environnemental direct n'est pas sans ambiguïté, le télétravail peut-il toutefois rendre possible d'autres changements bénéfiques ? Peut-il, via des changements de modes de vie, faciliter la transition écologique ? Le travail est en effet une composante centrale de nos modes de vie et entretient de multiples relations avec la plupart de nos comportements : rythme de vie, besoin de mobilité, choix du lieu de vie, sociabilité quotidienne, mais aussi alimentation, manière de consommer, loisirs, etc. 

Prenons l’exemple de l’alimentation. Le lieu de travail structure les possibilités du repas de midi et sa durabilité : y a-t-il une cantine, une cuisine sur le lieu de travail, ou le repas doit-il faire l’objet d’un achat à emporter ? Cela a son importance quand on sait que la consommation de viande est notamment portée par l'augmentation de consommation hors domicile. Pour celles et ceux qui peuvent télétravailler, cela pourrait-il permettre la réalisation d’aspirations comme celles d’éviter le plastique ou les produits transformés, de privilégier des alternatives sans viande ou bio ? De plus, le travail et les temps de déplacement contraignent les rythmes de vie et le temps allouable à cuisiner et manger4 . Le télétravail est-il alors une opportunité de faire évoluer les pratiques ? La période de confinement, qui a eu des impacts sur les pratiques alimentation et les aspirations des individus5 , peut-il être un moment de rupture ?

En termes de développement durable, un autre impact possible serait un rééquilibrage des territoires. En supprimant l’obligation de résider à proximité de son lieu de travail pour une partie de la population active, le télétravail intégral ou quasi intégral pourrait changer les facteurs d’attractivité des territoires. Les grandes agglomérations sont en effet les grands centres d’emplois et des moteurs de l’économie mondialisée, mais ne constituent pas nécessairement les meilleurs lieux de vie : accélération des temps de vie, fatigue due au déplacements, sentiment de désappropriation, perte du lien avec la nature, autant de phénomènes que Guillaume Faburel dépeint sous le titre de « métropoles barbares ». Les sondages réalisés dans la région parisienne sont de ce point de vue éloquents : un Francilien sur deux souhaiterait ainsi quitter la région. Le développement du télétravail pourrait de ce point de vue contribuer à améliorer les conditions de vie dans les grandes métropoles (en réduisant la saturation dans les transports en commun et la fatigue due aux déplacements, voire la pression immobilière), mais aussi renforcer l’attractivité d’agglomérations plus petites et conduire à une meilleure répartition géographique de la population active, soutenant alors le dynamisme de villes moyennes en difficulté, via ce que L. Davezies et T. Pech appellent « l’économie résidentielle »6 .

Élargir l'agenda politique du télétravail ?

Alors que l'agenda des discussions entre partenaires sociaux est centré sur la dimension juridique du droit du travail7 , ne faudrait-il pas commencer à élargir la focale, afin d'anticiper les possibles impacts d’une généralisation du télétravail ? Au-delà du nécessaire processus d'encadrement et d'apprentissage visant à minimiser les risques psycho-sociaux et à renforcer les bénéfices, il nous semble que d’autres enjeux de politiques pourraient être mis à l’agenda.

Environnement

  • Comment assurer un gain environnemental direct (mobilité, logement, équipement numérique) ?
  • Comment évaluer les impacts sur les changements de mode de vie (alimentation, relocalisation, etc.) et les accompagner8 ? Les expériences des pays ayant déjà un niveau élevé de télétravail pourraient alors être utiles (ex. Finlande, Belgique9 ).

Cohésion sociale

  • Quels peuvent être les risques d’une généralisation du télétravail en matière de renforcement des inégalités ou de perte de lien social ? De la même manière que la pandémie a révélé des inégalités en termes d’exposition sanitaire, cette généralisation pourrait créer un nouveau fossé entre ceux qui doivent « aller au travail » et les télétravailleurs.

Mutation de l’emploi

  • Y a-t-il un risque que le télétravail, en normalisant le travail à distance dans les pratiques managériales, renforce une tendance à l’externalisation via des travailleurs freelance et ainsi une forme d’ubérisation des salariés, un report des coûts et une mise en concurrence de salariés indépendants ?