Répondant aux attentes politiques de plus en plus pressantes de certains États membres dans un contexte de crise énergétique, analysées dans un précédent billet de blog, la Commission européenne a indiqué en août 2022 son intention de présenter une réforme « structurelle » de l’architecture du marché électrique. Alors que la fin du mandat de la Commission approche (2024) et que les prix du gaz et de l’électricité sont revenus pour l’instant à des niveaux similaires à ceux précédant l’invasion de l’Ukraine, ce billet de blog propose un éclairage sur les enjeux de cette réforme, dont la publication officielle  est attendue pour mi-mars 2023. 

Renforcer le rôle des contrats de long terme, point central de la réforme

La consultation lancée par la Commission au mois de janvier dernier permet de dessiner les contours de la future réforme : loin d’une transformation profonde des principes d’organisation structurants du marché, elle met en avant deux propositions : 

  • augmenter le recours aux différents types de contrats de long terme (entre acteurs privés via le marché existant des produits à terme et les power purchase agreements (PPA), ou entre les producteurs d’électricité et l’État via les contrats pour la différence (CfD)), qui permettent de stabiliser dans le temps le prix d’achat de l’électricité pour les fournisseurs d’électricité et les revenus des producteurs ;
  • renforcer l’encadrement réglementaire des fournisseurs d’énergie pour éviter une trop grande exposition des consommateurs finaux à la volatilité du marché de court terme ou, pire, qu’ils abandonnent leurs engagements vis-à-vis de leurs clients en cas de forte variation du prix sur le marché de court terme.

Ces mesures visent ainsi à répondre à deux objectifs complémentaires. D’une part, stabiliser les prix de l’électricité dans le temps en contribuant à freiner l’augmentation des factures dans le cas d’une augmentation similaire à celle connue en 2022 tout en réduisant les baisses de prix éventuelles en cas de retour d’une offre plus abondante à terme par rapport à la demande. D’autre part, faciliter le développement de la production décarbonée, la visibilité sur la rémunération pour les investisseurs permettant de réduire les coûts de financements, particulièrement importants pour les moyens de production bas-carbone aux coûts fixes élevés. Néanmoins, le renforcement des contrats de long terme ne pourra résoudre à lui seul les facteurs qui sont à l’origine de la crise actuelle, que ce soit en termes de dépendance au gaz naturel importé (pour l’Europe) ou de production historiquement faible du nucléaire et de l’hydroélectricité en France. 

Derrière le consensus apparent, de nombreuses questions restent sans réponse

Les contrats de long terme ne constituent pas une nouveauté en soi, notamment pour le développement des énergies renouvelables et du nucléaire. Néanmoins, l’orientation du projet de réforme traduit un certain changement de paradigme en faveur de ce que certains désignaient depuis longtemps comme des marchés « hybrides », combinant la gestion opérationnelle (dispatch) du système électrique via le marché de court terme avec le pilotage des décisions d’investissements par des dispositifs jusque-là considérés comme étant « hors marché », à l’instar des mécanismes de capacité et contrats pour la différence, qui pourraient désormais devenir un maillon central de l’architecture de marché à venir. 

Le renforcement du rôle des contrats de long terme semble faire consensus, mais le diable est dans les détails. De nombreuses questions, essentielles pour le calibrage opérationnel, devront ainsi être traitées. 

  • Quelle place respective pour le renforcement du marché à terme existant, les PPA et les CfD ? Quel niveau d’interventionnisme public et quel partage des risques entre acteurs privés et publics via ces différents instruments ? 
  • Comment faire en sorte que les moyens de production sous contrats de long terme répondent tout de même aux signaux-prix du marché de court terme pour optimiser leur intégration au sein du système électrique ? 
  • Faut-il rechercher une harmonisation maximale à l’échelle européenne ou laisser davantage de flexibilité aux États membres dans la conception des contrats de long terme ? 
  • Faut-il des contrats à long terme obligatoires ou volontaires ? Réservés aux nouveaux investissements ou également pour les installations existantes ? Sur quelles technologies ? 
  • Quels groupes de consommateurs devraient pouvoir accéder à l’électricité sous contrat de long terme en priorité ? Et comment construire des signaux tarifaires à la fois stables (évitant des hausses brutales) et dynamiques (permettant d’inciter au pilotage de la demande) pour les consommateurs finaux ? 

Un projet de réforme qui conforte la France dans son approche de gestion de la crise 

Ce projet de réforme semble globalement plutôt en ligne avec les attentes exprimées par le gouvernement français et devrait lui laisser la possibilité, comme à tous les États membres, de faire les choix politiques qu’il souhaite sur le déploiement des EnR, du nouveau nucléaire et la régulation du nucléaire existant.

  • Il pourrait intégrer la possibilité de continuer les mesures préexistantes mises à profit pour limiter les potentiels effets d’aubaine liés à la forte augmentation des rentes infra-marginales consécutive à la hausse des prix du gaz, qui ont grandement contribué à la protection des consommateurs en France (via les tarifs réglementés de vente d’électricité et les contrats-pour-différence bidirectionnels pour le solaire et l’éolien1 ). Notons néanmoins que certains Etats-membres, à l’instar de l’Allemagne, souhaiteraient éviter une prolongation du plafonnement des rentes infra-marginales sur le marché électrique.
  • La place importante accordée aux contrats de long terme pour les actifs nouveaux et existants pourrait faciliter le financement de nouveaux réacteurs nucléaires et la gestion du parc existant après l’expiration de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH) en 2025, en tenant compte des spécificités de l’industrie nucléaire (coût fixe élevé, gestion opérationnelle par un seul acteur du marché). 
  • Le document de consultation reconnaît l’importance des enjeux sur le marché de détail, notamment en ce qui concerne la définition d’obligations « prudentielles » de couverture à long terme pour les fournisseurs et la possibilité de maintenir une tarification régulée ou de mettre en place d’autres mécanismes de garantie ; ceux-ci permettraient de cibler la distribution de l’énergie sous contrat de long terme vers certains groupes de consommateurs pour poursuivre un objectif de protection des consommateurs vulnérables, de compétitivité économique ou d’incitation à l’électrification de certains usages et procédés industriels compatibles avec une stratégie de décarbonation de l’économie. 

Un projet qui peine à intégrer les défis liés à la transformation future du marché électrique

Si ce projet de réforme devrait permettre de répondre aux attentes politiques vis-à-vis de la capacité du marché électrique à gérer les impacts de la crise du gaz, la consultation publiée n’intègre pour l’instant que très partiellement les enjeux liés à la transition bas-carbone du secteur électrique. 

En effet, selon les dernières projections de la Commission européenne, les énergies renouvelables pourraient atteindre près de 70 % de la production totale d’ici 2030, avec jusqu’à 50 % provenant des sources à production variable (éolien et solaire), induisant une volatilité des prix de marché et des besoins de flexibilité sans précédent. 

Il sera par conséquent crucial que cette première réforme du marché électrique ouvre la voie à un processus beaucoup plus approfondi, fondé sur un état des lieux plus précis et quantifié et des études d’impacts sur les enjeux et options envisagées, pour gérer la volatilité sur les marchés « spot »2 , les interactions avec les marchés et contrats à terme, le déploiement massif d’options de flexibilité du côté de l’offre et de la demande ou encore le renforcement des infrastructures réseaux.

Parallèlement, cela soulève également une deuxième question essentielle : comment éviter que les décisions de réforme prises « dans l’urgence » aboutissent à une fragmentation accrue entre marchés nationaux, au risque de freiner le développement des échanges d’électricité en Europe qui est à privilégier pour intégrer la production variable des énergies renouvelables, ou qu’elles fassent obstacle à l’accélération de la transition bas-carbone d’une autre manière ? 

Une course contre la montre politique

La Commission européenne propose d’avancer à marche forcée sur ce projet de réforme, afin de l’intégrer à un paquet de mesures énergétiques plus large, incluant également la question de l’industrie verte. Dans le cas le plus optimiste, une adoption au second semestre 2023 pourrait être envisagée, la présidence espagnole du Conseil européen souhaitant certainement en faire un sujet prioritaire. 

Il s’agit donc d’aller encore plus vite que d’habitude pour des textes complexes qui doivent passer le processus de co-décision au Conseil de l’Union européenne et au Parlement européen : la dernière révision des marchés de l’électricité et du gaz, générée par des prix perçus comme étant trop bas, avait donné lieu à deux années et demi de négociations politiques entre fin 2016 et mi 2019.

Alors que certains États membres pressent pour une réforme rapide et que d’autres souhaiteraient prendre plus de temps, un bon compromis politique semble être celui d’une réforme en deux paliers, combinant une réforme « express » focalisée sur les mesures de gestion de la crise et l’ouverture d’un processus plus structurel, visant à préparer le marché électrique aux enjeux de la transition bas-carbone à plus long terme.