Même si la crise sanitaire impose encore un haut niveau d’incertitudes, un certain nombre de tendances lourdes, en partie contradictoires entre elles, doivent être prises en compte pour comprendre le contexte international. Elles structurent les capacités à agir pour une transformation ambitieuse de nos économies en faveur du climat et de la biodiversité : course à la neutralité carbone, importance politique conjointe de la biodiversité et du climat, prise de conscience universelle des risques liés aux effets des changements climatiques déjà en cours, mais aussi effritement de la confiance dans la capacité de coordination internationale. C’est dans ce contexte que les prochains grands rendez-vous multilatéraux doivent trouver leur utilité. Et, en l’absence de leadership international évident, l’Europe va devoir investir sa capacité diplomatique, pour garantir une posture internationale cohérente avec l’ambition de son Pacte vert, et aussi parce qu’elle soutient le multilatéralisme et qu’elle souhaite le consolider. Autant de raison pour continuer de construire des formes de leadership partagé avec d’autres grands pays clés.

Des tendances structurantes et contradictoires

Première tendance notable, la neutralité carbone s’est imposée comme l’un des horizons de modernisation des économies, et reste l’une des priorités pour la reconstruction post-crise, comme en témoignent les plans de relance de grandes économies comme l’Europe, les États-Unis ou la Chine. Ce fait marquant, à porter au crédit de la dynamique politique créée par l’Accord de Paris sur le climat, signifie-t-il pour autant que dorénavant tous les investissements structurels seront au service de la transformation de l’économie vers la neutralité ? Nous sommes plutôt, dans de nombreux secteurs économiques, à un point de bascule encore fragile, où les décisions d’équipements de long terme qui détermineront les niveaux d’émissions de gaz à effet de serre des prochaines décennies peuvent se faire dans des technologies bas-carbone, mais cela demande un alignement des anticipations économiques et politiques, pour l’heure encore très labiles. La profondeur de la transformation nécessaire des économies ne semble plus niée par la plupart des acteurs politiques et économiques : sortie des énergies fossiles, importance de l’efficacité énergétique, transformation profonde des systèmes alimentaires, etc. Faire le pari économique de telles reconversions industrielles, comme le propose le Pacte vert européen, constitue un véritable projet de société et suppose des formes d’accompagnement social et macroéconomique sans précédent1  qui n’entrent que progressivement dans le débat politique.

L’engouement pour la neutralité carbone est indissociable d’un autre fait marquant : scientifiques et décideurs politiques soulignent désormais très nettement qu’il faut autant protéger la nature que le climat. C’est l’un des messages forts envoyés par la Convention citoyenne française pour le climat, et par le rapport conjoint entre IPBES et Giec sur le sujet. C’est ce qu’ont souligné toute l’année 2019 Chine et pays européens, notamment la France, dans des déclarations conjointes. Outre l’importance des solutions fondées sur la nature, promues depuis dès avant la COP 21 par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), solutions en matière de décarbonation de l’économie qui ont un co-bénéfice de protection de la biodiversité, l’Iddri avait alerté aussi dès 2019 sur les risques pour la biodiversité de certaines trajectoires de neutralité carbone, notamment lorsqu’elles reposent trop sur d’hypothétiques capacités de compenser les émissions d’un secteur grâce à la capture ou au stockage du carbone dans les secteurs agricoles et forestiers. La préparation du Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires, qui doit se tenir fin septembre, est d’ailleurs illustrative de nombreuses zones de fracture et de conflit sur les modèles de transformation des écosystèmes agricoles qui pourront être compatibles avec cette double ambition de protection du climat et de la biodiversité. L’intégrité environnementale des engagements de neutralité carbone va donc être essentielle : ils devront pour cela s’appuyer sur des feuilles de route détaillées alignées avec les objectifs de long terme, autant pour éviter les doubles comptes dans d’éventuels systèmes de compensation, comme cela est l’objet de discussions pour la COP 26, que pour définir des trajectoires de transformation vers la neutralité carbone qui soient aussi positives pour la biodiversité.

Troisième tendance de fond, comme le souligne le rapport du Groupe 1 du Giec publié en août2 , les impacts du changement climatique sont déjà là, et marqueront fortement les prochaines décennies. Les effets catastrophiques touchent désormais non seulement les pays les plus vulnérables et les pays tropicaux, mais aussi la Russie et le Canada, qui pendant un temps avaient pu se croire à l’abri voire bénéficiaires nets d’une forme de réchauffement. La fréquence et l’amplitude de ces événements extrêmes, le degré de certitude imparable avec laquelle la science les attribue désormais au changement climatique et à sa cause humaine, renforcent évidemment la prégnance du climat comme enjeu de débat politique dans tous les pays de la planète, avec un degré d’universalité encore rarement atteint, même si la nécessité d’une action préventive ne se traduit pas, loin s’en faut, en action ambitieuse dans tous ces pays.

Enfin, dernière tendance de fond extrêmement préoccupante : la crédibilité des institutions et cadres multilatéraux continue de s’effriter, soit que celles-ci soient directement remises en cause, comme c’est le cas des délimitations territoriales en mer, soit que la fragilisation du leadership américain entraîne avec elle un scepticisme profond sur toute forme d’intervention internationale issue des institutions créées après 1945. Le multilatéralisme environnemental, sans mécanisme formel de contrainte concernant les engagements pris, est particulièrement confronté à ce problème de crédibilité ; mais il est aussi l’un des canaux où les puissances en conflit par ailleurs continuent à négocier et à se coordonner (c’est le cas en Méditerranée, par exemple), et peut constituer l’un des lieux où s’invente la gouvernance mondiale de demain. À l’occasion des 20 ans de sa création, l’Iddri y consacre d’ailleurs une conférence internationale les 12, 13 et 14 octobre prochains.

Étapes clés des négociations internationales 

Dans ce contexte, les négociations internationales sont rythmées par des moments clés, qui pâtissent chacun des conditions sanitaires complexes contraignant fortement tout rassemblement politique large et à haut niveau. La COP 26 de Glasgow en est un exemple : elle compte quasiment moins comme un moment de négociation en tant que tel que comme une échéance de calendrier avant laquelle les pays qui ne l’ont pas encore fait subissent à juste titre la pression de la société civile et des autres gouvernements pour annoncer des objectifs de protection du climat plus ambitieux dans une contribution déterminée à l’échelle nationale (CDN) rénovée. Tous les yeux sont en particulier rivés vers de grands pays émergents comme l’Inde, la Chine, l’Afrique du Sud. Le cas de l’Indonésie est assez frappant : même si les objectifs d’atténuation de l’Indonésie à 2030 sont restés inchangés, et que l’engagement de neutralité carbone à 2060 (littéralement, « 2060 ou plus tôt ») reste controversé, la perspective de la COP 26 a créé, comme en Inde, un intense débat politique intérieur sur les décisions à court terme compatibles avec une telle trajectoire à long terme.

En matière de biodiversité, la course de fond continue de s’étaler dans le temps, la COP 15 d’octobre à Kunming devant maintenant trouver sa finalisation dans une deuxième partie de COP au printemps 2022. Le texte de la négociation est cependant maintenant sur la table, extrêmement structuré et documenté par des références scientifiques, et il fait l’objet depuis les deux dernières semaines des premières passes d’arme formelles sur des enjeux de fond, qu’il s’agisse non seulement de l’emblématique débat sur le statut de protection de 30 % des surfaces de la planète en 2030, du rôle et du statut des peuples autochtones et des communautés locales pour la protection de la biodiversité et le développement durable en général, mais aussi du contenu des objectifs en matière de changement de modèle agricole et alimentaire (réduction des intrants, diversité des espèces cultivées, etc.) ; concernant cette dernière thématique, la préparation du Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires a montré que ce serait une discussion indispensable mais très clivée. Le Congrès mondial de la nature de l’UICN accueilli par la France à Marseille en ce début septembre sera un moment essentiel pour prendre la température de l’ampleur du soutien d’une diversité d’acteurs publics, privés et de la société civile, aux objectifs les plus ambitieux. À partir de ces deux étapes clés de la fin de l’été, tout sera donc en place pour faire émerger les points durs de cette négociation sur la biodiversité permettant de bâtir des options pour un « deal ». Plus il aura été ancré dans les débats politiques nationaux, plus il aura des chances de trouver une traduction concrète et ce faisant de contribuer à crédibiliser le multilatéralisme environnemental.

Au cœur du « deal » de la COP 21 sur le climat comme de celui qui s’esquisse sur la biodiversité, l’automne sera aussi particulièrement marqué par l’enjeu dit de « mobilisation des ressources » qui concerne en fait les transferts financiers, publics et privés, à destination des pays les plus pauvres, pour les aider à opérer leur transformation vers un développement positif pour la nature et pour le climat. Le plancher de 100 milliards par an à partir de 2020 en matière de financement climat peine à être atteint alors qu’il faudrait le renégocier à la hausse, et les discussions en matière de biodiversité sont ancrées dans les mêmes ordres de grandeur financiers. Le secrétaire général des Nations unies se mobilise lui-même pour que cet enjeu de solidarité au service de la transformation des économies fasse l’objet d’engagements financiers clairs au moment de l’Assemblé générale des Nations unies fin septembre. Au-delà de la possibilité de maintenir l’accord entre Sud et Nord sur l’action pour le climat et la biodiversité, la solidarité incarnée par ces transferts financiers est un des axes centraux de maintien de la confiance en matière de coordination internationale, dans un contexte où la solidarité en matière de vaccin ou de soutien aux investissements de sortie de crise Covid est elle-même questionnée.

L’Union européenne au cœur du jeu, qu’elle le veuille ou non

Sans légitimité univoque dans ces négociations en cours, l’Europe se retrouvera néanmoins en responsabilité de faire jouer une forme de leadership, partagé autant que possible avec d’autres régions et d’autres acteurs clés. Sa responsabilité consistera autant à appuyer la coordination et l’ambition dans les négociations, en appui aux présidences chinoise et britannique. On notera en particulier que la COP 15 sera finalisée au moment où la France présidera l’Union européenne, et sera donc en première ligne des efforts de coordination intra européenne et de l’Europe avec les autres grandes régions. La responsabilité de l’Europe est aussi de réussir son Pacte vert, puisqu’il constitue un programme politique et économique mettant au même degré d’ambition climat et biodiversité, et qu’il sera à ce titre largement scruté dans le monde. Troisième registre de responsabilité, les acteurs européens sont déterminants à l’échelle mondiale en matière d’aide au développement, et ils seront inévitablement au cœur de la crédibilisation des transferts financiers vers les pays du Sud. Enfin, vu l’importance de ses relations politiques mais aussi commerciales avec les autres grandes régions du monde, l’Union européenne est attendue sur un registre de négociations bilatérales tout autant coopératives qu’exigeantes avec l’Inde, la Chine, mais aussi le Brésil ou même les États-Unis : sa capacité à faire comprendre les évolutions de sa politique commerciale, en particulier, pour qu’elle soit bien perçue comme un accélérateur de la transformation et non comme une menace de rétorsion.