« L'Amazonie, bien commun universel », a titré Le Monde du 24 août 20191 , et l'éditorial d'opposer un tel statut désirable à la souveraineté revendiquée par le Brésil. Mais que pourrait être un tel statut et comment le rendre compatible avec le respect de la souveraineté des pays amazoniens ?

On retrouve là, à près de trente ans de distance, le débat relatif au projet de convention sur les forêts poussé par le Royaume uni et l'Allemagne à l’initiative du G7 en vue de la Conférence de Rio de 1992 et combattu à l'époque par la Malaisie et l'Inde au nom du « Groupe des 77 + Chine ». Le projet échoua ; on y substitua in fine une déclaration sur les forêts qualifiée de « non contraignante » dans son intitulé même2 et dont le contenu garde toute son actualité3 . Comment aborder de nouveau la question d'un statut international de l'Amazonie en l'absence d'une convention internationale sur les forêts – laquelle en l'état actuel des positions n'aurait aucune chance d'être relancée – et tout en tenant compte des sensibilités politiques actuelles ?

État des lieux des outils existants dans le droit international

Le droit international offre deux voies principales : la première est de recourir aux systèmes internationaux de désignation dans le cadre de traités ou d’institutions existants ; la seconde est d'adopter un traité sui generis couvrant l'espace considéré.

Le système des désignations internationales est désormais bien établi, avec la Convention pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel (1972)4 , le réseau des réserves de biosphère du programme Unesco-MAB (1971)5 et le système de désignation de zones humides à valeur internationale de la Convention de Ramsar (1971)6 .

La Convention de l’Unesco vient immédiatement à l'esprit comme réponse potentielle au souhait de donner à l'Amazonie un statut de protection à valeur universelle : elle a l'avantage de son prestige, de sa force politique et morale et de ses procédures de surveillance dites de « suivi réactif », qui placent les parties concernées sous le regard des autres ; et elle conserve le bien sous la souveraineté de l’État tout en créant à ce dernier des obligations de gestion conformes à ses engagements dont il répond devant les instances de la convention. Une liste des sites en péril est en outre dressée en vue de signifier les dangers qui pèsent sur un bien inscrit. Ce faisant, la convention a trouvé une juste synthèse entre le maintien de la souveraineté nationale sur un bien de valeur universelle exceptionnelle et la redevabilité de l'État concerné vis-à-vis de la communauté internationale. Bien que permettant l'inscription de biens transfrontaliers d'une certaine ampleur, aucun bien aussi vaste que l'Amazonie ne figure à ce jour sur la liste de l’Unesco ; les sites amazoniens déjà inscrits au Brésil, en Bolivie, en Colombie, au Pérou et au Vénézuela7 , tout en étant être très vastes, restent ponctuels au regard de l’immensité de la forêt amazonienne : 3 % d'une surface de 6,7 millions de km2 au total (soit près de 12 fois l’équivalent du territoire de la France). Même si on peut souhaiter que d'autres inscriptions aient lieu, cela ne peut répondre à la nécessité de gérer durablement l'ensemble de la forêt amazonienne.

Un autre système international de désignation, lui aussi géré par l'Unesco, est le Programme sur l'Homme et la biosphère (MAB), qui permet d'attribuer le label « Réserve de biosphère » à des zones comprenant des écosystèmes terrestres, marins et côtiers favorisant des solutions conciliant la conservation de la biodiversité et son utilisation durable. Il existe actuellement 701 réserves de biosphère dans 124 pays, dont 21 sites transfrontaliers. La philosophie de ce programme, avec en particulier le rôle de la science et la participation des populations locales, correspond de fait à ce qui pourrait être promu en Amazonie, où d'ailleurs plusieurs Réserves de biosphère ont été désignées. Cependant, ce programme souffre d'une base juridique faible (pas de convention), d'un manque de visibilité politique et de moyens de contrôle limités. Là encore, on peut encourager le développement des Réserves de biosphère en Amazonie, mais cela ne saurait répondre à l'exigence d'une vision d'ensemble et stratégique de la gestion de la forêt amazonienne. À moins d’un « new deal » au sein du programme MAB en vue de lui donner une ambition toute autre qu’aujourd’hui.

En l’état, le système de désignations internationales, notamment parce qu’il prend appui sur des zones déjà protégées au niveau national, peut certes être étendu en fonction des initiatives des pays en matière de protection de zones de valeur exceptionnelle ; mais, dans son mode opératoire actuel, il ne peut répondre à lui seul et de loin, aux enjeux amazoniens pris dans leur ensemble.

L'autre voie de protection, largement utilisée par la communauté internationale, est celle de l'adoption par les parties concernées d'un accord international sui generis. De tels instruments existent pour des grands fleuves (Danube, Rhin), pour des massifs montagneux de grande ampleur comme la Convention sur la protection des Alpes de 1991, pour des mers et océans (Méditerranée, Mer Noire, Pacifique Sud, Caraïbe, etc.), et surtout pour l'Antarctique.

Le traité sur l'Antarctique (1959), accompagné notamment de son protocole sur l'environnement (Madrid, 1991) inspiré par l'action du Commandant Cousteau, a été signé à l'origine par douze « Parties consultatives » qui se sont progressivement élargies à d'autres États concernés. Comme l'indique Jean-Pierre Beurrier, « bien que ne concernant qu'une zone déterminée […], il [le traité] intéresse en réalité toute la planète, d'ailleurs des États de toutes les parties du monde y participent »8 . Certes l'Antarctique n'est pas une zone sous souveraineté étatique (les États parties au traité le sont au titre de leur activité scientifique ou parce qu’ils sont cooptés), mais le traité a su ériger un système complet de protection et mettre en place des mécanismes d'inspection et de vérification mutuelle du respect des obligations. Ce traité, de même qu’une convention régionale du type Convention alpine, peuvent, dans leurs mécanismes, inspirer les pays amazoniens en ce que ce mode d'intervention fondé sur l'initiative et la coopération des pays concernés paraît la plus réaliste en l'état actuel de la gouvernance internationale.

Au-delà du débat souveraineté versus bien commun

Sortir des débats stériles qui opposent souveraineté nationale à « bien commun universel » nous paraît indispensable dans cette perspective.

La souveraineté sur ses ressources naturelles n'exclut pas que l'État souverain ait des obligations vis-à-vis des autres et doive respecter les règles internationales auxquelles il a consenti. Par exemple, les États côtiers ont pleine souveraineté sur leur mer territoriale, mais ont aussi des obligations internationales en matière de prévention de la pollution de cette zone marine et ont l'obligation de laisser le libre passage « innocent » aux navires étrangers. La souveraineté trouve toujours des limites ; elle a des contreparties dont l'État souverain doit répondre au niveau international. Cette approche équilibrée s'exprime bien dans la Déclaration de Rio et dans la Convention sur la diversité biologique (CDB), notamment son article 3 de principe9 .

Elle peut s'appliquer à l'Amazonie. Sous l'influence de leurs institutions scientifiques, de leurs communautés locales, de leurs sociétés civiles et de leurs opérateurs économiques soucieux de l’image de la région, les pays amazoniens peuvent prendre l'initiative d'un traité de protection dont ils seront comptables vis-à-vis d'eux mêmes et du reste du monde, un traité qui devrait trouver son inspiration dans les meilleures technologies juridiques et de gouvernance disponibles dans les instruments existants. Encore faudra-t-il éviter les interventions extérieures qui peuvent fournir les prétextes à durcir les positions souverainistes. La Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL) aurait certainement un rôle à jouer à ce titre, en tant que structure régionale des Nations unies, pour promouvoir les initiatives nécessaires. Cela peut demander du temps et la société civile des pays concernés doit poursuivre sa mobilisation. Le pacte adopté à Leticia (Colombie) le 6 septembre 2019 à l’issue d’une réunion réunissant les dirigeants de 7 pays de la région amazonienne montre que certains pays sont prêts à prendre des initiatives même si elles sont encore bien trop limitées10 .