Le rapport de la Commission Ambec installée par le Premier ministre Édouard Philippe en juillet 2019 pour examiner les enjeux pour le développement durable du projet d’accord d’association entre l’Union européenne et le Mercosur1 devrait être rendu public dans les jours, ou semaines, à venir. Cet accord s’inscrit dans le cadre de la négociation d’accords commerciaux dits de « nouvelle génération » entre l’Union européenne et différents partenaires (États-Unis, Canada, Mercosur), régulièrement critiqués2 — et sur la sellette —, pour leur manque supposé d’ambition environnementale et sociale. À la faveur de la publication de notre étude sur les accords commerciaux et de la présence de Yann Laurans, directeur du programme Biodiversité de l’Iddri, dans la Commission Ambec, ce billet de blog analyse les conditions d’un « verdissement » de ces accords compatible à la fois avec les attentes, légitimes, de la société civile et avec la réalité des négociations commerciales.

  • 1Ou Mercosul : Union économique entre le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay.
  • 2Dans le cas de l’accord UE-Mercosur, Emmanuel Macron a émis des doutes sur son opportunité lors de la crise politique liée aux incendies en Amazonie durant l’été 2019, Angela Merkel s’est également montrée réticente, les parlements autrichien, néerlandais, wallon et français ont formulé des résolutions d’opposition, tandis que de nombreuses ONG environnementales ont appelé à ne pas signer l’accord.

Accord UE-Mercosur et politique commerciale européenne : quel(s) impact(s) potentiel(s) ?

Depuis l’initiation des discussions sur l’accord UE-Mercosur en 1999, et plus encore depuis les six derniers mois, le contexte politique et économique a fortement changé. La politique commerciale de l’Europe sera nécessairement un élément clé de la recherche d’une relance économique, dans un contexte bruxellois encore plus agité par la démission du commissaire au commerce Phil Hogan. Par ailleurs, la relance économique est censée être « verte », c’est un engagement de la nouvelle Commission. Mais cela va placer les Européens devant de nombreuses contradictions : comment faire pour que l’éventuelle relance de leur consommation ne résulte pas en déficits commerciaux vertigineux ? Comment ne pas contrarier l’engagement environnemental avec des importations délétères pour le capital naturel des pays fournisseurs, sans pour autant insérer de discriminations injustes et interdites ni appliquer un protectionnisme défendant, sans discernement, tous les intérêts industriels du Vieux Continent et fermant son économie au reste du monde ?

De fait, les accords comme celui qui est proposé avec le Mercosur constituent l’essentiel de la politique européenne du commerce. Certes, chaque accord de ce type, pris individuellement, ne concerne généralement qu’une toute petite partie de l’économie européenne (en général, moins de 1 % des volumes produits par les Européens). C’est, d’ailleurs, un argument parfois utilisé pour minimiser la portée de tel ou tel traité commercial, quand les reproches sur la durabilité ou les intérêts agricoles se font trop vifs. Mais c’est bien par ces accords que sont introduites des évolutions par rapport au régime général des droits, quotas et règles du commerce international qui sont par ailleurs définies par les accords à l’Organisation mondiale du Commerce. Et c’est par leur accumulation progressive que, in fine, les clauses négociées produisent des inflexions significatives sur l’économie européenne.

Or, la politique commerciale européenne est aujourd’hui au risque d’une forme d’impasse.

D’une part, la négociation des accords avec les pays tiers est de la compétence de la Commission européenne (sans quoi il ne pourrait pas y avoir de marché commun) ; et le besoin tactique du processus de tractations, qui nécessite du secret, en fait un domaine d’action par nature peu transparent. La Commission possède l’initiative, prend connaissance des « lignes rouges » des États membres, mais la négociation se déroule loin de la société civile et des Parlements. Par ailleurs, comme beaucoup d’accords internationaux, un accord commercial ressemble à un mobile de Calder : chaque clause, pourcentage ou quota y est inscrit en contrepartie d’une concession sur d’autres clauses, elle-même négociée auparavant en compensation d’une concession, etc. Une fois l’équilibre laborieusement trouvé, modifier une de ces clauses supposerait donc de renégocier l’ensemble ; de plus, dans le cas du Mercosur, l’unanimité du Conseil européen, à qui il est probable que la question sera posée en octobre prochain, est requise.

D’autre part, en réponse à la pression pour un verdissement relatif de sa politique économique, la Commission ajoute, aux traités conclus depuis celui avec la Corée du Sud en 2011 (ratifié en 2015), un chapitre « commerce et développement durable », où elle concentre l’essentiel des avancées et des garanties sur ce plan, généralement sous la forme de principes, d’engagements non quantifiés et de groupes de travail à réunir pour le cas où surviennent des désaccords sur ces questions. Face à cela, les positions tenues sur ces questions par les environnementalistes, qu’ils soient parlementaires ou d’ONG, supposent, le plus souvent, un renversement total des pratiques, avec des accords de libre-échange (ALE) au service de la politique de développement durable et des engagements internationaux de l’Europe, en application, par exemple, de l’Accord de Paris sur le climat. Cette conception reste très éloignée de la pratique de la DG Commerce et des représentations permanentes des États membres, qui envisagent leur mission d’abord comme la recherche de parts de marché supplémentaires pour les Européens dans la compétition mondiale.

Cet écart entre la réalité des négociations commerciales et les attentes en matière de développement durable explique le blocage que l’on peut entrevoir aujourd’hui pour le Mercosur. Le CETA3 , on s’en souvient, était « passé tout juste », et force est de reconnaître que les précautions ajoutées pour tenter de calmer les inquiétudes, sous la forme de dispositifs de concertation transatlantique, n’ont pas, depuis, vraiment rassuré. Par ailleurs, la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 n’a pas réconcilié les opinions européennes avec le libre-échange. Et le régime brésilien (qui représente 80 % de l’économie du Mercosur) est pris dans une forme de contradiction par rapport à cet accord : il s’inscrit dans un programme de libéralisation d’une économie aujourd’hui parmi les plus fermées au monde, génératrice de situations de rente et de sous-productivité, et satisfait les intérêts de l’agro-business, doté d’une importante puissance politique ; mais, parallèlement, en favorisant, par différents signaux politiques et l’affaiblissement des lois foncières, les tenants des « trois B » (le bœuf, les balles et la Bible), le gouvernement fédéral a aussi relancé la déforestation et la destruction des peuples indigènes4 , ce qui a encore dégradé son image auprès des opinions européennes, prêtes à demander compte à leurs représentants de leurs décisions à l’égard de ce pouvoir.

Quelle issue possible pour l’accord UE-Mercosur ?

Dans ces conditions, que peuvent faire les gouvernements européens auxquels la question de l’acceptation d’un accord sera bientôt posée, si l'Allemagne, actuellement à la présidence du Conseil européen, inscrit cette question à un prochain ordre du jour ? Le contenu du rapport de la Commission Ambec fournira des pistes, qui ne peuvent cependant être dévoilées avant leur publication. On peut, en revanche, se projeter dans l’action politique que les gouvernements, les parlements et les sociétés civiles peuvent envisager.

En premier lieu, une simple fin de non-recevoir, enterrant définitivement un accord avec le Mercosur, ne serait pas nécessairement une bonne chose pour le développement durable et, notamment, la forêt amazonienne et ses peuples. Bien entendu, un simple « oui », sans discussion, non plus. La grande majorité des ONG environnementales, des représentants des peuples amazoniens et des chercheurs brésiliens préfèreraient, par exemple, une situation où le dialogue UE-Mercosur, et la « carotte » de l’accès au marché européen, permettent de maintenir une forme de pression sur le business et le gouvernement, et d’obtenir ainsi des garanties et une inflexion nette de la politique d’expansion des surfaces agricoles. Par ailleurs, il est difficilement imaginable que les clauses précises de l’accord soient modifiables : il faudrait alors repartir de zéro, ce que les protagonistes ne seraient probablement pas prêts à faire.

C’est donc peut-être sous la forme d’une nouvelle phase de dialogue, devant aboutir à des engagements et à des actes spécifiques, que la discussion, si elle s'engage effectivement, pourrait se poursuivre, avec l’objectif non pas de réécrire l’accord, mais de lui adjoindre un autre accord, éventuellement un autre dispositif d’engagement voire, comme proposé dans l’étude publiée par l’Iddri, un « accord d’investissement ». Et ce, en utilisant, pour une fois, les nombreuses et créatives ressources de la société civile, des entreprises et des parlementaires, ainsi qu’en s’appuyant sur les recommandations contenues dans les rapports des différentes commissions et experts qui se sont penchés sur la question. Ce serait une évolution exemplaire de la politique commerciale européenne, qui ne déjugerait pas les artisans de cet accord historique, mais lui ajouterait une sorte de deuxième étage, espérons-le, plus démocratique et durable.