Ce projet est réalisé avec les contributions de F-X. Demoures (Grand Récit), L. Francou (Parlons Climat), S. Dubuisson-Quellier (CNRS- SciencesPo), M. Fleurbaey (Paris School of Economics), C. Lejeune (SciencesPo), J. Ferrando (Missions Publiques), L. Chancel (SciencesPo - PSE), S. Thiriot (Ademe)

La transition écologique ne pourra se faire sans changer les modes de vie, ce qui implique des changements profonds dans les principaux secteurs (alimentation, mobilité, etc.) et dans la société dans son ensemble. Comprendre comment mettre en œuvre ces changements nécessite de surmonter les silos qui empêchent d’identifier les points de blocage et de trouver des solutions qui se situent à l’interface du politique, de l’économique et du social. C’est dans cette perspective que le programme Modes de vie en transition de l’Iddri, en collaboration avec l’institut HotorCool, lance un nouveau projet mobilisant le concept de contrat social.

Une société durable semble possible...

Nous savons en grande partie en quoi pourrait consister une société durable, qui impliquerait la décarbonation complète de nos systèmes énergétiques, et le déploiement de pratiques agricoles durables telles que l'agroécologie, associée à un changement de régimes alimentaires. Dans cette société, nous consommerions et produirions moins. Le véhicule privé - qu'il soit alimenté par un moteur à combustion interne, de l'hydrogène ou une batterie électrique - deviendrait beaucoup moins dominant par rapport aux autres modes de transport. La sobriété deviendrait une norme sociale pour la consommation dans tous les secteurs, ce qui nous permettrait de réduire notre empreinte tout en assurant le bien-être nécessaire en respectant les limites planétaires. Les inégalités seraient réduites, non seulement pour éliminer la pauvreté, mais aussi pour empêcher la surconsommation insoutenable des plus riches. C'est sur ce type de solutions que les think tanks et les experts en développement durable s'accordent (par exemple, le Hot or Cool Institute, l'Iddri, Konzeptwerk Neue Ökonomie, Wellbeing Economy Coalition, Enough is Enough).

... et pourtant hors de portée

Pourtant, bien que ces visions soient technologiquement réalisables et qu'elles puissent fournir la base matérielle nécessaire au bien-être de tous, elles sont souvent présentées comme naïves, utopiques et hors de portée. Cela est dû en partie à notre manque de connaissance de la trajectoire sociale et politique qui pourrait mener à une telle société, et aux tensions et conflits sociaux qui rendent l'existence d'une telle trajectoire improbable aujourd'hui. C’est pourquoi de nombreux discours incitent à conserver ces mêmes modes de vie et systèmes économiques non-durables, et considèrent que seules les solutions technologiques pourront résoudre nos problèmes. Cependant, et la science le montre clairement, il s'agit d'un pari très risqué. Ainsi, malgré des options de transition à portée de main, l'humanité semble évoluer sur une ligne de crête.

Défis politiques

Si de nombreux facteurs contribuent à cette impasse, la dimension politique semble être au cœur du problème : des intérêts particuliers détiennent un pouvoir politique disproportionné ; les cycles électoraux à court terme découragent les politiques dont les bénéfices ne sont pas visibles avant quatre ou cinq ans ; les systèmes politiques favorisent la polarisation binaire et les positionnements de posture ; des idées et des hypothèses dominantes sur le fonctionnement de l'économie et le rôle attendu des gouvernements entravent les actions politiques audacieuses et le pilotage volontariste de l'innovation. De nombreuses personnalités politiques semblent comprendre la nécessité d'une action radicale, mais ne sont guère incités à faire preuve d'audace et ont toutes les raisons de craindre les éventuels retours de bâton.

Ce manque de volonté et cette peur du changement peuvent s’expliquer. Souvent, lorsque des tentatives ont été faites par différents bords politiques pour lutter contre le changement climatique, elles ont été accueillies par une vive opposition - des Gilets jaunes en France aux manifestations d'agriculteurs aux Pays-Bas -, résultant autant des inégalités et des injustices perçues que des effets et de l’efficacité présumés de ces décisions. De larges pans de la société ont eu le sentiment que des libertés ou des modes de vie qu'ils considéraient à juste titre comme acquis étaient attaqués. Pour les classes populaires, il s'agit d'une injustice supplémentaire par rapport à leur mode de vie déjà contraint. Cette réaction a été particulièrement vive lorsque les politiques ont été perçues comme affectant principalement les citoyens « ordinaires » et imposées par les élites. Les choses auraient pu se passer différemment si une discussion collective sur notre modèle de société avait été organisée, avec les institutions adaptées pour la mettre en œuvre.

Dans le même temps, le mouvement contre les politiques de lutte contre le changement climatique fait désormais partie intégrante du populisme (par exemple l'AfD en Allemagne, Vox en Espagne ou Donald Trump aux États-Unis). Et le slogan « le peuple contre l'élite » a été alimenté par un système qui semble biaisé et structuré en faveur des riches. Animés par une profonde défiance à l'égard des politiciens et de l'élite qui sont censés les représenter, de nombreux électeurs n'accepteront pas des politiques audacieuses si celles-ci ne sont pas justes, quelles qu'elles soient, comme on l'a vu lors de la pandémie de Covid-19.

Dans ce contexte, quelles sont les voies possibles vers une société soutenable ? Un bouleversement radical du système politique est nécessaire, et ne doit pas être le fait seul des élites. Mais cela doit-il passer par une révolution à grande échelle ? 

Pas nécessairement. Le Hot or Cool Institute et l'Iddri font partie d'un groupe croissant d'organisations qui explorent une forme plus douce de révolution, fondée sur la transformation de notre contrat social. Il ne s’agira évidemment pas d'un bouton magique qui nous téléporte dans un avenir utopique. Mais nous pensons qu'un nouveau contrat social pourrait contribuer à la construction de sociétés meilleures. En outre, un processus de co-création réfléchi peut aider les acteurs politiques et les citoyens à s'affranchir de nos hypothèses implicites sur la manière dont la société « doit » fonctionner, et nous aider à diagnostiquer et à comprendre les problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui.

Le contrat social, une idée aux racines anciennes

L'idée d'un contrat social est apparue au siècle des Lumières sous la forme d'un accord hypothétique idéal entre les gouvernants et les gouvernés. Elle légitimait le pouvoir de l'État sans recourir à un quelconque ordre divin. Pour les philosophes politiques de l'époque, tels que Hobbes et Locke, cette idée permettait de comprendre qu'il était dans l'intérêt des citoyens de se soumettre à un souverain politique qui maintenait la loi et l'ordre, malgré la perte de certaines libertés. La rupture perçue du contrat social est à l'origine de la déclaration d'indépendance des États-Unis en 1776, qui affirmait que le pouvoir britannique dans les colonies n'était plus légitime car qu'il ne contribuait pas aux droits inaliénables des individus à « la vie, la liberté et la recherche du bonheur ».

Un concept en constante évolution

À l'origine, pour Hobbes, le contrat social visait à garantir la sécurité physique et à protéger les individus contre la violence de l'état primitif de la nature. Au fil des années, notre contrat social implicite a évolué. Les Pères fondateurs américains ont introduit un pacte lié à la démocratie représentative ; dans la plupart des pays, nous acceptons que notre pouvoir politique soit principalement transféré aux représentants pour lesquels nous votons, plutôt que d'être exercé par les citoyens eux-mêmes, que ceux-ci soient choisis par hasard ou qu'ils puissent exprimer leur opinion directement (par le biais de référendums par exemple). 

L'industrialisation et l'après-guerre ont vu l'émergence de pactes sociaux, au sein desquels l'essor d'une économie de travail salarié (c'est-à-dire que la plupart des gens sont devenus dépendants, concernant leurs revenus, des entrepreneurs capitalistes) a été suivi par la mise en place d'un filet de sécurité garanti par l’État. On peut également parler d'un pacte de croissance et de prospérité autour de la consommation de masse, selon lequel les citoyens doivent chercher à améliorer leur bien-être en consommant au sein de l’économie de marché, contribuant ainsi à la croissance économique qui, à son tour, créera des emplois.

Des contrats sociaux implicites…

Ces pactes (et peut-être d'autres) ont toutefois été le plus souvent implicites. Les citoyens ont rarement l'occasion de signer un contrat social, et encore moins de contribuer à sa rédaction. Dans de nombreux cas, le contrat social est implicite ou n'est que partiellement couvert par la définition des droits individuels et des pouvoirs du gouvernement dans une Constitution (par exemple la Déclaration des droits des États-Unis), rédigée par des représentants élus (c'est-à-dire les dirigeants). De nombreuses Constitutions ont été approuvées par référendum (l'Islande en 1944, l'Équateur en 2008 et au Kenya en 2010), mais elles ont été rédigées par des politiques et les citoyens se voient simplement proposer un choix binaire d’acceptation ou de refus, par oui ou par non. Dans d'autres cas, les citoyens n'ont pas eu leur mot à dire.

...et non respectés

Le développement des contrats sociaux a généralement été erratique et demeure souvent le résultat de conflits prolongés. Par exemple, les femmes n'ont été autorisées à entrer dans le pacte démocratique et à obtenir le droit de vote qu'après des luttes parfois violentes. L'émergence de l'État-providence est un processus complexe qui résulte en partie d'une plus grande solidarité au sein des pays pendant et après les deux guerres mondiales, mais aussi d'une crainte des élites face à la montée du communisme.

Aujourd'hui, face aux multiples crises, la polarisation et les conflits réapparaissent dans les vieilles démocraties d'Europe et d'Amérique du Nord, ainsi que dans d'autres régions du monde. À bien des égards, il semble que nos contrats sociaux ne soient pas respectés. Les électeurs ne se sentent pas représentés par les partis politiques traditionnels et se tournent de plus en plus vers des partis « contestataires » qui prétendent parler au nom du « peuple ». Le travail n'est plus une source d'émancipation et de dignité. L'État-providence et les systèmes de santé sont de plus en plus fragilisés, et des méthodes de gestion punitives et inappropriées sont introduites dans certains pays. La prospérité économique, mesurée en termes de revenus médians, n'a pas augmenté avec la croissance du PIB et devrait même diminuer dans certains pays. Les ménages à faibles revenus ont vu leur pouvoir d'achat diminuer et la qualité des services publics se détériorer. Pendant ce temps, une petite élite économique s'est considérablement enrichie. Plus fondamentalement peut-être, les gouvernements ne respectent même plus le pacte de sécurité hobbesien de base, en ce sens qu'ils ne protègent pas les citoyens contre les effets dévastateurs du chaos climatique et qu'ils n'organisent pas notre adaptation et notre préparation aux catastrophes. À l'instar de la puissance coloniale britannique vis-à-vis de l'Amérique du Nord au XVIIIe siècle, les États semblent aujourd'hui manquer à leur devoir fondamental de protection des citoyens.

L'heure d'un nouveau contrat social 

Pour protéger les citoyens, les États doivent réduire notre impact sur l'environnement, ce qui inclut l’évolution de nos pratiques en matière d'alimentation, de mobilité et de consommation. Mais notre contrat social actuel, qui repose en partie sur la promesse d'opportunités de consommation toujours plus nombreuses, ne permet pas d'envisager de telles politiques. C'est pourquoi nous avons besoin d'un nouveau contrat, dont la co-création constituerait l’opportunité de discuter des libertés auxquelles nous tenons le plus dans le contexte de la crise climatique. Il nous permettrait de réévaluer la place de la consommation par rapport à nos droits en tant que citoyens et travailleurs et de ce que nous sommes prêts à échanger contre la possibilité de limiter les risques que la crise écologique fait peser sur notre sécurité. Considérer ensemble les multiples pactes de notre contrat social, leurs interactions et la manière dont ils peuvent être redéfinis en gardant à l'esprit l'équité pour tous, devrait contribuer à ce que les politiques de protection du climat soient mieux acceptées par l'opinion publique.

On peut espérer que ce processus permettrait de surmonter la timidité de nos politiciens et le court-termisme de nos cycles électoraux ; qu’il permettrait également d’assoir les citoyens ordinaires à la même table, et sur un pied d'égalité avec les représentants d’intérêts particuliers. Il est temps de remettre à plat les responsabilités réciproques qui sous-tendent les quatre pactes de notre contrat social, afin de trouver les conditions d'un changement collectif. Un processus délibératif, impliquant un groupe représentatif de citoyens, pourrait faire en sorte que, pour la première fois, le concept philosophique de contrat social devienne une réalité (la constitution chilienne de 2022 en aurait été un exemple puissant si elle avait été approuvée). Or, dans la plupart des pays occidentaux, où la compréhension commune de ce qu'impliquent les contrats sociaux reflète plutôt le monde des années 1950, ce processus semble attendu depuis longtemps.

Notre projet

Hot or Cool et l'Iddri ne sont pas les premières organisations à proposer une telle réflexion sur le contrat social : certaines agences de l'ONU, la Green Economy Coalition, Friends of Europe, le European Trade Union Institute ou encore le Joint Research Centre de la Commission européenne ont tous plaidé pour la nécessité d'un nouveau contrat social capable de prendre en compte les réalités écologiques (sans parler d'autres défis tels que les changements démographiques et la numérisation), insistant pour la plupart sur la nécessité de processus ascendants (bottom-up). Mais de nombreuses questions doivent être résolues pour atteindre cet objectif :

  • Premièrement, comment nos contrats sociaux modernes ont-ils émergé ? Nous examinerons deux pays (la France et le Royaume-Uni) aux trajectoires historiques différentes. Ce faisant, nous espérons découvrir que les contrats sociaux que nous considérons actuellement comme acquis ne sont ni immuables ni inévitables.
  • Deuxièmement, les citoyens adhèrent-ils réellement à une forme de contrat social implicite ? Le cas échéant, quelles sont leurs attentes en termes de droits, de devoirs, de rôles et de mécanismes de redevabilité ? Quelles sont les promesses non tenues ? Existe-t-il des différences importantes entre les groupes sociaux, qu'il convient de reconnaître ?
  • Troisièmement, les gouvernements respectent-ils le contrat ? La perception générale est qu'ils ne le font pas très bien, mais les données permettent-elles de le démontrer ? Pour le vérifier, nous développerons, sur la base de la définition du contrat social élaborée par les experts et les citoyens, un tableau de bord d'indicateurs mesurant le respect par les gouvernements européens de leur part du contrat.
  • Enfin, comment les citoyens peuvent-ils s'engager dans le processus complexe de renouvellement du contrat social ? Nous travaillerons avec des experts de la participation et de la délibération pour explorer des approches potentielles, dans le but d’inciter les gouvernements à relever le défi et à soutenir un tel processus dans un avenir proche.

La plupart des citoyens s'inquiètent du changement climatique et se disent prêts à modifier leurs modes de vie pour en atténuer les impacts. Mais leur volonté de procéder à de tels changements dépend fortement de la manière dont ils sont réalisés, c'est-à-dire d'une manière qui leur semble juste, coordonnée et efficace. Un processus délibératif ascendant visant à élaborer un nouveau contrat social donnerait aux citoyens l'assurance que nous, en tant que sociétés, travaillons ensemble pour relever le défi, et doterait nos responsables politiques de la confiance nécessaire pour prendre des décisions audacieuses. Et c'est vraiment ce dont nous avons besoin.