Les 2 et 3 juin derniers, la conférence des Nations unies « Stockholm+50 : une planète saine pour la prospérité de tous – notre responsabilité, notre opportunité » célébrait le cinquantenaire du premier sommet multilatéral en matière d’environnement, la Conférence de Stockholm sur l’environnement humain de 1972, qui a abouti à la création du Programme des Nations unies pour l’environnement et a lancé la série de Sommets de la Terre organisés à Rio en 1992 et 2012 et à Johannesbourg en 2002. Faisant le bilan de 50 ans de multilatéralisme environnemental et de 7 ans de mise en œuvre des Objectifs de développement durable, cette conférence a surtout permis de souligner que seul un dixième des centaines d’objectifs mondiaux décidés depuis 1972 a été atteint, pointant un déficit majeur de mise en œuvre. Malgré la présence du Secrétaire général des Nations unies, de plusieurs chefs d’État et ministres, cette conférence n’a pas été politiquement décisive. Mais elle a marqué un moment clé d’évolution des concepts et des doctrines en matière de coopération internationale pour l’environnement et le développement durable.

Le retour d’une division Nord-Sud ?

Préparée avec soin comme une entreprise commune entre le Kenya et la Suède, cette année de célébration constitue surtout un moment de bilan de 50 ans de débat sur l’environnement et le développement durable. Si on peut considérer que Rio 1992 et Rio 2012 ont été des moments clés de synthèse entre environnement et développement, aboutissant aux accords clés de 2015 (Agenda 2030 et son financement, Accord de Paris sur le climat), le retour à Stockholm était symboliquement important, mais risquait de souligner les divergences stratégiques entre Nord et Sud par rapport à 2015. En effet, la succession des crises (pandémie, guerre russe en Ukraine) ne laisse pas de répit aux pays les moins avancés et même ceux à revenu intermédiaire, dont la trajectoire économique pâtit de leur manque de ressources pour financer la relance, quand les pays développés ou la Chine sont capables de mobiliser en interne des montants inédits. Si on ajoute l’asymétrie d’accès aux vaccins, on frôle la rupture de confiance. 

Cette entente Nord-Sud sur le développement durable qui avait été patiemment construite entre 1972 et 2015 est donc extrêmement fragilisée, tout comme le multilatéralisme lui-même, que le Secrétaire général des Nations unies appelle à relancer avec un Sommet du Futur en 2023.

En réaffirmant que tous les pays doivent faire face ensemble aux trois crises du climat, de la biodiversité et des pollutions, la déclaration commune cosignée par les deux pays organisateurs, Suède et Kenya, sauve au moins les apparences. Elle mentionne que tous les pays doivent agir pour mettre en œuvre les engagements pris de manière universelle en 2015. Mais alors que certaines négociations comme celle du cadre mondial sur la biodiversité (en préparation de la COP 15 de la CDB, dont l’échéance risque de glisser encore une troisième année) sont en peine d’impulsion politique forte, l’équilibre trouvé dans cette déclaration Nord-Sud ne la mentionne que du bout des lèvres, dans un dernier paragraphe.

On note par ailleurs dans les remarques finales des co-présidents, de même que dans le message du président français, la mention extrêmement discrète des approches par les droits, qui auraient eu pourtant toute leur place dans un moment clé de réflexion sur la mise en œuvre des engagements environnementaux, et l’absence de référence au projet de Pacte global pour l’environnement qui avait été mis en avant par la France en 2019-2020 comme possible résultat de cette conférence. Certains pays, et notamment la Russie et la Chine, s’opposent régulièrement à toute connexion entre les droits humains et la démocratie d’un côté, et les enjeux environnementaux de l’autre, qu’ils suggèrent de considérer comme purement techniques et non politiques. Le texte des co-présidents fait au moins référence au droit à un environnement sain et durable, une mention qui renvoie aux propositions de le Commission des droits de l’homme des Nations unies ; l’approche par les droits reste ainsi ouverte, même si semée d’embûches à venir.

À l’inverse, un paragraphe entier est dédié à la nécessité de reconstruire la confiance dans les promesses de solidarité entre Nord et Sud, ce qui commence notamment par la nécessité de tenir l’engagement des 100 milliards de dollars par an de flux financiers publics et privés du Nord vers le Sud en matière de finance climat, qui devait être réalisé pourtant dès 2020 et ne le sera peut-être qu’en 2023. La COP 27 en Égypte en fin d’année sera une étape clé à ce sujet.

Face aux limites de la planète, les transitions des modes de vie

Outre les gouvernements, Stockholm+50 a rassemblé une diversité d’acteurs du secteur privé, de la société civile, et des scientifiques, certes dans une proportion bien moindre que les sommets de Rio. Mais cela a permis une photographie assez claire de l’évolution des concepts et des doctrines d’action dans la communauté internationale de l’environnement. Trois grands dialogues étaient organisés officiellement : sur la santé de la planète comme base de la prospérité pour tous, sur la relance durable et inclusive, et sur l’accélération de la mise en œuvre de la dimension environnementale des ODD.  Comme le souligne le rapport Stockholm+50 : Unlocking a Better Future du think tank suédois SEI et de l’institution asiatique de recherche en politique CEEW, Stockholm+50 marque ainsi plusieurs évolutions importantes dans les approches de l’environnement et du développement durable.

Tout d’abord, la proposition d’un changement de notre relation à la nature, pour passer d’une approche extractive à une approche du soin (« care ») pour la nature, qui s’entend notamment dans la récurrence du terme « économie régénératrice », emprunt fait à la reconstitution du capital écologique du sol dans le concept d’agriculture régénératrice. Dans les deux cas, cependant, l’emploi de l’adjectif « régénératrice » n’est pas stabilisé dans une définition ou une exigence très claire en termes de protection de la biodiversité ou des biens communs environnementaux.

Autre point central, l’accent mis sur les évolutions nécessaires de nos modes de vie. 50 ans après le rapport Meadows sur les limites de la croissance, la reconnaissance des limites de la planète impose de concevoir des modifications profondes des modes de production et de consommation. Alors que sous la formule « modes de consommation et de production durables », un processus onusien a tenté vainement depuis des décennies de faire avancer la prise en compte des évolutions non seulement des technologies de production mais aussi de la demande et des usages, Stockholm+50 a largement mis en évidence l’impératif de transitions des modes de vie, pour pouvoir rester dans les limites de la planète et en même temps réduire les inégalités d’accès à la prospérité. Les changements des modes de vie paraissent en effet aujourd’hui inévitables, et notamment de ceux qui ont une dimension aspirationnelle. Le mot « sobriété » (« sufficiency » en anglais) était présent dans de très nombreuses discussions, même s’il n’apparaît pas formellement dans les documents officiels, parce qu’il aurait constitué une nouvelle pomme de discorde entre les pays pauvres et les pays ayant atteint un haut niveau de confort matériel.
On est certes encore loin de traductions de ces concepts en action concrète, mais on notera avec attention la demande formulée par le secteur privé d’un protocole mondial sur la circularité, en écho à la négociation d’un nouveau traité sur les plastiques : il faudra analyser en détails ce qui pourrait découler concrètement d’une telle demande, car il n’est pas certain qu’elle conduise réellement à des réductions des pollutions ou de l’usage des ressources à la source, avec l’écoconception, ou du passage d’une économie des biens matériels à une économie des fonctionnalités.

Une mondialisation plus juste pour qu’elle soit plus durable

Troisième déplacement conceptuel clé, la nécessité de reconfigurer les chaînes mondiales de valeur pour les rendre durables et équitables, et le passage d’une notion de transfert de technologies à celle du codéveloppement des technologies. Si l’enjeu de la durabilité des chaînes de valeur n’est pas nouveau, il semble cependant qu’un changement d’ère soit à l’œuvre dans la mondialisation, qui bouleverse toutes les chaînes de valeur et la répartition des emplois, de la valeur, mais aussi du pouvoir, entre les différents pays qui les composent. Certaines tendances ne sont pas pilotées, comme la numérisation et la robotisation, réduisant fortement la demande de travail non qualifié. D’autres sont intentionnelles, comme la transition vers une économie décarbonée, inéluctable car liée tout autant à la rapidité de décroissance des coûts des énergies renouvelables, malgré les soubresauts très notables des énergies fossiles, loin d’avoir dit leur dernier mot, qu’au cadre de référence que constitue l’Accord de Paris. D’autres enfin paraissent déclaratives, mais pourraient commencer à peser sur des choix clés d’investissement, comme la démondialisation dont il a été frappant de voir qu’elle a été très discutée à Davos même, ou pour le moins le découplage entre grands blocs économiques pour assurer plus de souveraineté économique et de résilience. Comment éviter que cette nouvelle phase de la mondialisation ne rejette à nouveau les pays en développement dans un simple rôle d’économies extractives, exportatrices de matières premières, et assurer qu’ils puissent capter valeur, emplois, et pouvoir de décider dans ces nouvelles chaînes de valeur en reconfiguration ?

Il n’est pas certain que ces évolutions soient gouvernées par les politiques commerciales, à part peut-être les accords en matière d’investissement. Ce sont plutôt les arrangements concrets entre opérateurs qui vont être déterminants : considérer les pays du Sud comme acteurs de l’innovation (plutôt que comme récipiendaires de technologies faites ailleurs), notamment au titre du fait que l’innovation réside plus dans la contextualisation organisationnelle, sociale, financière, et en termes d’usages, des technologies, plutôt que dans une logique de diffusion. Le Sommet Europe-Afrique de février dernier a été très illustratif de cet enjeu : les acteurs économiques africains attendent les preuves que les opérateurs publics et privés européens sauront voir qu’il serait contreproductif, voire aberrant, de vouloir rapatrier en Europe des emplois industriels qui pourraient être localisés en Afrique pour y capter davantage de valeur ajoutée. Au contraire, assurer les conditions de l’innovation et de la création de valeur dans les pays du Sud est à la fois un calcul gagnant d’un point de vue économique et d’un point de vue stratégique pour les européens, pour créer enfin les conditions d’un véritable partenariat entre égaux.

Au total, Stockholm+50 était une conférence des ministères de l’Environnement, et c’est peut-être là sa limite principale, pour pouvoir identifier les clés d’une accélération de la mise en œuvre et d’une régulation de cette nouvelle mondialisation : et si l’enjeu principal pour réguler les chaînes de valeur en reconfiguration était moins une question d’environnement qu’un enjeu de droits sociaux, largement souligné par la société civile en marge de Stockholm+50 ? Et si les limites de la planète et les changements de modes de vie qu’elles impliquent rendaient en fait nécessaire la négociation d’un nouveau contrat social, pour assurer les conditions de protection sociale et de redistribution sans lesquelles la transition écologique fera trop de perdants ? Malgré les coups de boutoir contre le multilatéralisme, des négociations sur une fiscalité mondiale minimale sont en cours, alors pourquoi pas en matière sociale ? Politiquement irréaliste dans un monde devenu plus conflictuel que coopératif, il faut cependant envisager que l’enjeu des droits sociaux puisse être un nœud central pour l’action en matière d’environnement (Iddri, 2021).