Tourville

Chaque année en France, quelque 66 000 hectares d’espaces naturels ou agricoles sont transformés en espaces artificialisés (espaces urbains, de transports, de loisirs). Ce processus d’artificialisation s’accompagne de la destruction et de la fragilisation des habitats naturels, et représente l’une des causes de l’effondrement de la biodiversité au niveau mondial et singulièrement en France. Une action du gouvernement était donc attendue par de nombreuses communautés d’acteurs. C’est dans ce contexte que le ministre d’État Nicolas Hulot a annoncé, mercredi 4 juillet, parmi les 90 mesures du plan biodiversité de la France, l’objectif d’atteindre « zéro artificialisation nette »[1]. Comme il n’est pas envisageable d’imaginer un arrêt complet de la demande d’aménagement, même à long terme, le terme « nette » signifie ici que de nouvelles surfaces devront être nécessairement compensées par de la restauration écologique de terrains aujourd’hui artificialisés. Quelle faisabilité pour cet objectif ambitieux ? Quels leviers peuvent être mobilisés pour sa mise en œuvre ?

 

Un passage inévitable par la compensation

L’objectif zéro artificialisation nette signifie éviter au maximum de nouvelles consommations de terres agricoles et naturelles, les réduire dans les nouveaux projets, et compenser celles que l’extension des logements, zones d’activités, voies de transport, etc., vont néanmoins continuer à générer. Même dans les pays à croissance démographique et économique modérées comme la France, la demande d’espace reste importante, et l’on ne peut supposer l’arrêter complètement, fût-ce avec les meilleures pratiques d’urbanisation. Zéro artificialisation « nette » signifie donc que ce qui continue à se perdre est compensé par des gains ailleurs.

La compensation de l’artificialisation se pratique aujourd’hui effectivement dans un certain nombre de cas : l’administration pose comme condition pour la destruction d’espaces ou d’espèces protégées un dossier dans lequel l’aménageur, après avoir montré comment il a évité une consommation inutile, réduit au mieux son empreinte et propose des terrains désignés, aujourd’hui de qualité écologique dégradée, afin de les restaurer et ainsi tenter de « compenser » ce qu’il a détruit ou détérioré. Aujourd’hui, ces cas sont peu nombreux. La procédure, réaffirmée par la loi du 8 août 2016 sur la reconquête de la biodiversité, requiert un travail administratif lourd, des études techniques, et des délais significatifs[2]. De fait, elle est généralement mise en œuvre pour les « gros dossiers », et en particulier pour les lignes de chemin de fer, les grands projets routiers ou de ports, etc.

Or l’artificialisation est, numériquement, d’abord le fait d’un grignotage du territoire par le logement individuel (les « pavillons ») et les zones d’activités. Elle résulte d’une myriade de projets de petite taille – à commencer par les maisons construites en « diffus » par les particuliers. Maîtriser leur consommation d’espace supposera donc un changement de logique, et repenser en profondeur les modalités par lesquelles on aménage, tous les jours, des logements et des zones d’activités pour les rendre moins gaspilleuses d’espace ; ce qui n’est pas à la portée de quelques décrets ou clauses de réglementation. Il faudra donc inévitablement leur appliquer une logique de compensation, ce qui est au moins partiellement dans le pouvoir de l'administration.

À quelles conditions est-il possible d’étendre la compensation ?

  • Il s’agirait donc de compenser une partie de ce qui, au jour le jour, consomme le plus de terres agricoles et naturelles : une multitude de projets de toutes tailles, du petit lotissement à la création d’une zone d’activités et de commerce, en passant par une plateforme de logistique implantée aux abords d’un échangeur d’autoroutes, etc. Faute d’un renforcement significatif des capacités de traitement de l’administration, compenser cette consommation d’espace nécessiterait une combinaison à trouver entre la mise en œuvre préventive de la compensation au moment où l’on planifie les projets futurs d’urbanisme (PLU et SCOT), un aménagement significatif des procédures actuelles et la soustraitance d’une partie des tâches au secteur privé. Le tout alors que, même dans les pratiques actuelles, les projets de compensation sont fortement critiqués pour leurs insuffisances écologiques. De telles modifications présenteraient bien sûr un risque, mais il est probable que, par rapport à la situation actuelle, elles pourraient représenter une progression.
     
  • En second lieu, compenser l’artificialisation signifie aujourd’hui trouver l’une des ressources les plus rares et convoitées dans les régions où l’urbanisation progresse : des terrains libres (ou « réserves foncières »). Les difficultés qu’a connues, il y a quelques années, le département des Yvelines dans la constitution d’une telle réserve de terres agricoles (une centaine d’hectares, soit la taille d’une exploitation moyenne) témoignent de l’étroitesse des marges de manœuvre foncières. L’objectif du gouvernement supposerait aussi de trouver des terrains artificiels pour les rendre à la nature, puisqu’il n’est pas dans l’ambition de réduire les surfaces agricoles. Des exemples de mise en œuvre existent, par exemple sur d’anciennes zones industrielles, mais ces opérations sont rares, coûteuses, et mobilisent aujourd’hui de l’argent public aussi bien que privé. Mettre en œuvre la renaturation à grande échelle suppose donc d’identifier les terrains, et nécessite une réflexion sur la répartition de l’effort financier.
     
  • Enfin, se donner un objectif à long terme signifie également se donner les moyens de le suivre. Aujourd’hui, aucune base de données ne permet de mesurer l’évolution de l’usage des sols à l’échelle française de manière suffisamment précise et fine, comme le fait l’Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Îlede-France pour cette région.

Repenser et mieux gérer l’aménagement

On le voit donc avec ces quelques réflexions, un objectif « zéro artificialisation nette » paraît tellement ambitieux qu’il suggère de le considérer comme une direction, une référence et une perspective pour l’action. Comment, dès lors, faire en sorte qu’il ne reste pas lettre morte ?

Rappelons-le, la compensation ne doit intervenir qu’après qu’on a réduit au maximum le gaspillage d’espace. L’une des voies pour cela nous paraît être, pour les acteurs de la régulation et de la biodiversité, d’entrer en dialogue et en négociation (renforcés par les ambitions du plan biodiversité) avec ceux de la promotion immobilière. Notamment, les entreprises et les collectivités impliquées dans l’aménagement des zones d’activité et de commerce pourraient trouver un intérêt à ralentir leur extension continue. Elles semblaient récemment s’inquiéter d’un surcroît d’offre de surfaces par rapport à la demande, et d’une trop grande concurrence entre zones d’activité et de commerces. Une réflexion sur le ralentissement de la croissance des surfaces de zones commerciales et d’activité mises en chantier, aujourd’hui plus forte que la croissance économique, pourrait être d’un intérêt commun aux acteurs économiques comme à ceux de la biodiversité.

Notons aussi qu’un quart des surfaces des zones d’activité et de commerce sont des gazons, pelouses et autres terres non bitumées. Or, ces espaces, qui représentent des milliers d’hectares (environ 10 000 hectares de gazons en Île-de-France en 2012), sont gérés de manière très insatisfaisante pour la biodiversité : tontes rases, arbres d’ornement choisis et plantés sans référence écologique locale, etc. Des progrès de gestion peuvent être proposés, et répondre ainsi à la demande croissante des résidents, clients et salariés de ces zones d’une amélioration de leurs paysages en termes de variété, d’esthétique et de biodiversité.

Enfin, il sera probablement difficile de contraindre les projets de lotissements, tant ils sont plébiscités en France aujourd’hui. Mais au moins devrait-il être possible d’infléchir la conception urbanistique des lotissements français (dans les pays du Nord de l’Europe, par exemple, les habitats semi-collectifs sont réputés moins consommateurs d’espaces). De même pourrait-on renforcer la qualité écologique des espaces annexes de ces aménagements (pelouses, jardins, délaissés de voirie…), qui sont, là aussi, assez importants et probablement sous-estimés.
 

Ainsi, s’il est une direction et une ambition fermement tenues par le gouvernement, relayé par des moyens politiques et réglementaires, l’objectif « zéro artificialisation nette » est susceptible de modifier les termes de la discussion et de la négociation avec les acteurs de l’aménagement, et des voies existent pour engager ces négociations.

 


[1] Rappelons que l’Union européenne a annoncé en 2011 l’objectif de « zéro artificialisation nette » en 2050 pour préserver les ressources en sols (COM(2011) 571 : Feuille de route pour une Europe efficace dans l’utilisation des ressources, 20.09.2011). La France est le premier pays européen à prendre un engagement similaire (quoique sans horizon temporel annoncé pour l’instant), même si d’autres pays se sont fixé des objectifs de réduction.

[2] voir à ce sujet Colsaet, A. 2017. Gérer l’artificialisation des sols : une analyse du point de vue de la biodiversité. Rapport, Institut du Développement Durable et des Relations Internationales (Iddri), Paris, France