Lors du Conseil national de transition écologique du 22 mai 2023, la Première ministre a présenté la méthode retenue pour la planification écologique et l’élaboration de la future loi de programmation sur l’énergie et le climat. Avec un nouveau cap ambitieux : baisser de 50 % les émissions de gaz à effet de serre entre 1990 et 2030, ce qui implique un doublement du rythme de réductions observé jusque-là. Ce processus est d’autant plus attendu qu’il prend place dans le contexte de crise énergétique qui a bousculé l’Europe toute entière. Au-delà du besoin d’accélération de la transition bas-carbone dans un objectif de résilience et de sortie de crise se pose ainsi la question, aussi épineuse que nécessaire, de l’évolution du bouclier tarifaire mis en place en France depuis la fin 2021.

1. En dépit de la baisse des prix, la crise n’est pas forcément terminée

Premier constat : avec la forte baisse des prix sur les marchés de gros de l’électricité et du gaz naturel observée depuis la fin 2022, la crise énergétique semble beaucoup moins présente dans le débat public qu’il y a à peine quelques mois. Mais il semble trop tôt pour déclarer la fin de la crise.

En effet, malgré cette baisse considérable, les prix sur les marchés de gros restent similaires à ceux observés fin 2021, soit un niveau deux fois supérieur à la moyenne des dernières années, avec des effets très perceptibles sur les tarifs des consommateurs. Ces niveaux de prix représentent également un nouvel équilibre qui pourrait se maintenir dans le temps, compte tenu des tensions sur le marché du gaz naturel liquéfié (qui remplace en grande partie la disparition des importations depuis la Russie), et de leurs impact sur les coûts de production de l’électricité des centrales à gaz, sans oublier la hausse des prix des quotas carbone (EU ETS, autour de 80 euros la tonne de CO2). 

Moyenne des prix spot sur le marché de gros pour le gaz naturel en France (€ par MWh)

Moyenne des prix spot en base sur le marché de gros de l’électricité en France (€ par MWh)

Source : Iddri, données CNR et EnergyMarketPrice 2023

Par ailleurs, la vigilance reste de mise quant à d’éventuelles tensions à venir sur les marchés du gaz naturel et de l’électricité : 

2.Le bouclier tarifaire, grand absent des annonces récentes ? 

L’avenir du bouclier tarifaire n’a pas été évoqué une seule fois lors des annonces récentes relatives à la planification écologique. Ce choix peut sembler étrange, dans la mesure où le dispositif représente un coût budgétaire considérable : selon le programme de stabilité 2023-2027 du gouvernement, le coût brut des mesures s’élève à 43 milliards d’euros pour 20221 . Pour 2023, le coût réel devrait finalement être sensiblement inférieur aux 45 milliards budgétés initialement en raison de la baisse des prix sur les marchés de gros2 . Ce qui pose d’ailleurs la question de savoir si les fonds additionnels ne devraient pas être réinvestis au service des politiques d’accélération de la transition bas-carbone. 

Ce silence étonne également dans la mesure où le gouvernement a évoqué dès avril 2023 une possible prolongation du bouclier sur l’électricité jusqu’en 2025 (sans préciser à ce stade dans quelles conditions3 ), tandis que le blocage des tarifs de gaz devrait s’achever en 20234

3. Apprendre du passé pour mieux préparer l’avenir : quelle évaluation du bouclier tarifaire ? 

Autre élément notable : mis en place de façon accélérée dans un contexte de crise et d’urgence économique et sociale, le bouclier tarifaire n’a pas fait l’objet d’une concertation ou analyse d’impact approfondie ex ante, mais pas non plus d’une évaluation exhaustive - économique, sociale et écologique - ex post, en dépit des sommes engagées. 

En effet, les études publiées à date se consacrent quasi exclusivement sur l’impact (macro-) économique du dispositif, et plus spécifiquement sur sa contribution à l’effort visant à enrayer la spirale inflationniste5 .

À l’inverse, peu d’évaluations se sont intéressées jusque-là à son efficacité en termes de justice sociale, même si, selon un article de 2022 de l’OFCE, « l’intérêt d’un bouclier tarifaire est la simplicité de mise en œuvre, mais il est loin de résoudre la question des effets de la crise énergétique sur les inégalités entre les ménages ». Comme le notait l’INSEE dans une étude de décembre 2022, la nature « égalitariste » du bouclier (même blocage tarifaire pour tous, indépendamment des revenus et des consommation d’énergie) peut même conduire à des effets distributifs surprenants : « les mesures visant à contenir la hausse des prix de l’énergie distribuent davantage aux ménages les plus aisés, car le bénéfice tiré de la mesure est proportionnel aux montants consommés ». Concrètement, cette étude montre que le bouclier tarifaire et la remise à la pompe ont représenté une subvention en valeur absolue quasiment deux fois supérieure pour les ménages les plus aisés (5e quintile) comparés aux plus modestes (1er quintile)6 .

Enfin, on peut déplorer l’absence d’études consacrées à l’efficacité écologique de la réponse française à la crise de l’énergie, traitant notamment la question de l’équilibre entre mesures d’urgence (aide au paiement des factures) et de résilience (accélération de la transition bas-carbone), ainsi que l’impact potentiel des dispositifs d’aide sur la consommation d’énergie (fossile en particulier) et les émissions de CO2 associées7 .

Ainsi, il semble essentiel qu’une évaluation exhaustive des politiques françaises de réponse à la crise de l’énergie et du bouclier tarifaire soit réalisée en lien avec la prochaine loi de programmation énergie-climat, afin d’en tirer tous les enseignements quant à leur efficacité sur le plan économique, social et écologique, et afin d’éviter le recours à de telles politiques non ciblées pour les crises futures8 .

4. Sortir de la crise par le haut : pour un bouclier plus juste et résilient 

Alors que la France vient d’annoncer le renforcement de ses objectifs climatiques à l’horizon 2030 et que le récent rapport de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz sur « les incidences économiques de l’action pour le climat » indique qu’il faudrait jusqu’à 67 milliards d’euros d’investissements climat additionnels par an (dont 34 milliards publics), peut-on encore distribuer des aides à la consommation d’énergie non ciblées au regard des revenus et des besoins ainsi que de l’impact carbone, et ce à hauteur de plusieurs dizaines de milliards d’euros ? 

La réponse à cette question semble assez évidente, et l’observation des politiques mises en place en France mais aussi chez ses partenaires européens permet d’identifier plusieurs orientations en faveur de dispositifs plus justes et plus résilients, à intégrer pour l’élaboration de la future loi de programmation énergie-climat. 

  • Dans une approche de transition juste, limiter l’aide à la consommation aux plus vulnérables ou, du moins, indexer celle-ci sur les revenus des ménages, notamment via une revalorisation du chèque énergie.
  • À l’avenir, veiller à respecter un équilibre entre mesures d’urgence (aide au paiement des factures) et de résilience (investissements dans la transition), selon le principe de « 1€ = 1€ » proposé par l’Iddri, ce qui aurait permis d’augmenter les aides publiques à la transition de jusqu’à 20 milliards d’euros, afin de massifier les investissements dans la rénovation énergétique, la mobilité bas-carbone ou encore les énergies renouvelables, et ainsi renforcer la résilience à toutes les échelles, limitant d’autant les besoins d’aide d’urgence pour les crises à venir. 
  • Inscrire l’effort de sobriété énergétique dans la durée, en allant au-delà des comportements individuels pour s’intéresser à la dimension collective et aux infrastructures permettant d’en faire une composante plus « structurelle » et structurante de la transition, à l’instar de la poursuite des réflexions sur le secteur des bâtiments, pilotées par le Plan Bâtiment Durable. 
  • Limiter l’aide à un volume de consommation donné, pour conserver une incitation marginale aux économies d’énergie, à l’instar du dispositif mis en place en Allemagne, avec un bouclier appliqué à 80 % de la consommation historique (70 % pour les entreprises).
  • Dans une perspective de plus long terme, préparer la mise en place d’une tarification progressive de l’énergie, afin de valider son statut de « bien de première nécessité », tout en encourageant les efforts de sobriété dans la durée : une tarification progressive sera toujours « imparfaite » au regard des nombreux cas particuliers et critères à considérer. Mais la vraie question est : sera-t-elle plus « imparfaite » qu’une tarification linéaire, qui n’apporte aucune incitation spécifique au regard des enjeux de la transition bas-carbone ? 
  • Enfin, cette crise représente également une opportunité pour clarifier l’avenir du service public de l’énergie en matière de tarification de l’énergie : question qui semble aujourd’hui particulièrement prégnante avec la fin annoncée (juin 2023) des tarifs réglementés de gaz, les demandes récurrentes d’extension des tarifs réglementés pour l’électricité aux PME et collectivités locales, la préparation du dispositif faisant suite à l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH) après 2025, ou encore la question épineuse de la distribution de la « rente » du nucléaire existant, entre l’opérateur historique, l’État, les industriels en quête de compétitivité (et encouragés à l’électrification) et les ménages. Autant de questions qui devraient intégrer le débat sur la future réforme du marché électrique