Le lien entre le changement climatique et la biodiversité révèle le rôle clé que jouent les acteurs non étatiques, et en particulier les gouvernements infranationaux, pour (1) mettre en œuvre des mesures sur le terrain qui traitent conjointement le climat et la biodiversité (par exemple, des solutions basées sur la nature, SFN), (2) répondre aux tensions croissantes en matière d'utilisation des terres entre l'agriculture, la conservation de la biodiversité et la bioénergie, et (3) plaider pour des réponses coordonnées à ces deux crises aux niveaux national et international. Alors que les plans de relance post-Covid-19 se dessinent, que les préparatifs de la COP 15 de la Convention sur la diversité biologique (CDB) et de la COP 26 de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) se poursuivent, que la convergence entre les programmes internationaux sur le climat et la biodiversité bénéficient d’un élan politique croissant, et que l'intégration des acteurs infranationaux dans le Cadre mondial pour la biodiversité post-2020 se renforce, le moment est venu pour les gouvernements infranationaux d'intensifier la mise en œuvre des SFN et d'exiger une plus grande cohérence des politiques sur le climat et la biodiversité ainsi que des ressources aux niveaux national et international.

Ce billet de blog résume les échanges qui se sont tenus à l’occasion du webinaire co-organisé le 19 mai 2020 par l'Iddri et le Processus d'Edimbourg pour les gouvernements infranationaux, régionaux et locaux sur le développement du cadre de l'après 2020. Voir l'enregistrement vidéo et les présentations des intervenants.

Les gouvernements infranationaux en première ligne contre le changement climatique et la perte de biodiversité

Les gouvernements infranationaux jouent un rôle clé dans la mise en œuvre des SFN, comme la conservation et la restauration de la biodiversité, l'agriculture et la sylviculture durables et les infrastructures urbaines vertes. Les SFN ont démontré leurs avantages pour la conservation des écosystèmes et l'adaptation et l’atténuation au changement climatique. En augmentant les stocks de carbone dans le sol et dans la biomasse terrestre, les SFN pourraient permettre d'obtenir l'équivalent d'un tiers des réductions d'émissions de gaz à effet de serre (GES) nécessaires pour atteindre l'objectif de 2°C de l'Accord de Paris sur le climat (Griscom et al., 2017). Les gouvernements infranationaux peuvent s'appuyer sur divers outils pour intégrer les SFN, notamment sur leur contrôle direct de la gestion spatiale dans leurs juridictions, ainsi que sur des incitations juridiques et économiques telles que des taxes pour promouvoir des utilisations des terres respectueuses de la biodiversité.

Pour maximiser les synergies entre le climat et la biodiversité, les gouvernements infranationaux doivent également donner la priorité à des réductions ambitieuses des émissions de GES dans tous les secteurs économiques, notamment en décarbonant leur consommation d'énergie et leur secteur des transports, en réduisant la demande d'énergie et en favorisant la consommation durable, y compris par leurs politiques de marchés publics. Une Étude Iddri parue en septembre 2019 montre clairement qu’une atténuation ambitieuse du climat est essentielle pour le lien entre climat et biodiversité, étant donné que plus les émissions de GES sont réduites de manière drastique aujourd'hui, mieux nous pourrons éviter de devoir dépendre, d'ici le milieu du siècle, de l'élimination à grande échelle du dioxyde de carbone pour atteindre l'objectif de 1,5 °C /2 °C, ce qui serait très coûteux pour la biodiversité. L'ampleur prévue du déploiement des technologies BECCS (Bio-Energy with Carbon Capture and Storage, « bioénergie avec capture et stockage du carbone ») est particulièrement préoccupante dans les scénarios du GIEC orientés vers une limitation de la hausse des températures à 1,5 °C : dans l’un de ces scénarios, pour compenser les faibles réductions d’émissions de GES réalisées dans les années 2020 et 2030, 30 % des terres agricoles mondiales sont utilisées d’ici à 2050 pour la production de cultures bioénergétiques, soit l’équivalent de la taille de l'Inde. Cela pourrait avoir comme conséquence d’aggraver considérablement les conflits d'utilisation des terres entre l'agriculture, la conservation de la biodiversité et la bioénergie, en particulier dans les régions tropicales, augmentant ainsi de 150 millions le nombre de personnes en situation d'insécurité alimentaire (Rapport spécial du GIEC sur le changement climatique et les terres), et d’empiéter sur les hotspots («points chauds») de la biodiversité.

Étant donné que les gouvernements infranationaux seront directement confrontés à ces conflits croissants en matière d'utilisation des terres, il est dans leur intérêt direct de mettre en place dès aujourd'hui des mesures ambitieuses d'atténuation du changement climatique et de plaider vigoureusement en faveur d'une action ambitieuse pour le climat et la biodiversité aux niveaux national et international. Ainsi, les gouvernements infranationaux contribueraient fortement, depuis leur échelle d’action, à une plus grande convergence des politiques en matière de climat et de biodiversité.

Retours d'expérience et défis opérationnels pour les gouvernements infranationaux

Les gouvernements infranationaux expérimentent des mesures innovantes et des efforts conjoints pour lutter à la fois contre le changement climatique et la perte de biodiversité et éviter les arbitrages ; ces efforts devraient être intensifiés. L'Écosse, par exemple, est à l'avant-garde de la restauration des tourbières au Royaume-Uni et en Europe. Les tourbières représentent un écosystème important en Écosse, contenant des espèces hautement spécialisées tout en absorbant de grandes quantités de carbone. Comme 80 % de ses tourbières sont endommagées, l'Écosse a mis en œuvre une stratégie pour les tourbières et s'est engagée, dans le cadre de son Plan sur le changement climatique, à restaurer 250 000 ha d'ici 2032. Le programme Peatland Action (« action pour les tourbières »), dirigé par le gouvernement écossais, guide la mise en œuvre sur le terrain par l'intégration de la science et des politiques. Un réseau de recherche scientifique soutient la réalisation des objectifs de restauration et établit un dialogue indispensable entre les scientifiques, les propriétaires fonciers, les praticiens, les institutions de gouvernance et les décideurs politiques. L’ensemble de ces acteurs mènent une action de sensibilisation nationale et internationale sur leur travail de restauration des tourbières en tant que SFN pour le climat et la biodiversité (notamment en plaidant pour la création d'un site du patrimoine mondial de l'Unesco), et pour garantir des engagements de financement sur des plans d'action similaires. De même, l'initiative Atlantic Forest Great Reserve (« grande réserve de la forêt Atlantique ») au Brésil fonctionne comme un cadre général pour garantir les services écosystémiques et améliorer les puits de carbone, en coopérant avec 3 États et 42 municipalités pour mettre en œuvre des SFN dans cet écosystème, qui constitue un hotspot de la biodiversité où vivent 70 % de la population brésilienne. La forêt Atlantique pourrait toutefois être confrontée à de grands conflits d'utilisation des terres à l'avenir, en particulier si la bioénergie est déployée à grande échelle pour atténuer le changement climatique (Hoff et al., 2018).

Des interactions plus importantes et plus intégrées entre échelles d’action garantissent que les pratiques des gouvernements infranationaux et les enseignements du terrain sont correctement partagés et discutés avec les niveaux de gouvernance supérieurs. Il est également essentiel que les gouvernements nationaux consultent correctement le niveau infranational lors de la formulation et de la mise en œuvre de leurs stratégies et politiques nationales en matière de climat et de biodiversité. Certains gouvernements ont décidé de s'engager dans cette voie. La France, par exemple, a adopté une approche sur mesure pour la mise en œuvre de la Loi biodiversité et lancé un processus de consultation avec les agences régionales pour formuler ses nouveaux SPANB (Stratégies et plan d'action nationaux pour la biodiversité). Les gouvernements nationaux jouent également un rôle clé pour assurer la cohérence et la complémentarité entre les stratégies en matière de climat et de biodiversité et leur mise en œuvre. Au Costa Rica, le gouvernement a intégré, dans le cadre de l’Accord de Paris sur le climat, les SFN dans sa contribution déterminée au niveau national (NDC en anglais) actualisée et sa stratégie à long terme (LTS en anglais), et évalue, par le biais d'une enquête, la mise en œuvre locale des SFN, afin d'alimenter un programme national de neutralité carbone.

Stimuler la gouvernance multi-niveaux et une meilleure coordination entre le climat et la biodiversité

Les meilleures pratiques, les interactions à plusieurs niveaux et les défis auxquels sont confrontés les acteurs infranationaux sur le terrain devraient être examinés au niveau international, ainsi que les conditions et les moyens de mise en œuvre. Au fil du temps, les gouvernements infranationaux ont établi des réseaux régionaux et mondiaux pour partager ces enseignements et accroître la mobilisation. Les plateformes sont progressivement incluses dans le processus de gouvernance internationale, exprimant une voix commune lors des négociations. De même, la COP 21 a traduit la nécessité de mobiliser les acteurs non étatiques en créant un Agenda de l'action climatique pour leurs engagements. La COP 14 de la CDB a suivi la même voie et l’Agenda de l'action pour la biodiversité offre un grand potentiel pour renforcer la coordination autour des objectifs globaux de lutte contre le changement climatique et la perte de biodiversité. Cependant, pour stimuler la convergence climat-biodiversité, il est encore plus crucial que les gouvernements infranationaux expriment leurs diverses réalités, notamment en ce qui concerne les conflits croissants en matière d'utilisation des terres, afin qu'elles soient prises en compte par la communauté internationale. Les gouvernements infranationaux sont et seront de plus en plus confrontés aux conséquences directes de l'inaction ou de stratégies déconnectées aux niveaux national et international. Ils devraient donc utiliser les canaux officiels de consultation tels que le Processus d'Édimbourg, ainsi que les réseaux régionaux et mondiaux de gouvernements infranationaux (tels que Local Governments for Sustainability - ICLEI) pour exprimer de manière cohérente leurs besoins de construire des sociétés plus résilientes et inciter les États à mettre en œuvre des ambitions élevées et coordonnées en matière de climat et de biodiversité.

Il est dans l'intérêt direct des gouvernements infranationaux de plaider vigoureusement en faveur de plans de relance post-Covid-19 résilients qui incluent une atténuation ambitieuse du changement climatique, afin d'éviter d'enfermer le monde dans une trajectoire d'émissions de GES élevées, avec le risque de revenir plus tard à des « solutions » climatiques nuisibles à la biodiversité telles que les technologies BECCS à grande échelle, ou d'autres types de bioénergie. Les COP 15 et COP 26 représentent une autre fenêtre d'opportunité essentielle en 2021 pour favoriser concrètement une plus grande convergence biodiversité-climat entre les conventions, en vue de permettre une mise en œuvre nationale plus coordonnée. Dans cette perspective, les gouvernements infranationaux doivent être non seulement consultés, mais aussi mieux intégrés dans le processus de mise en œuvre, et que les États et les délégations, ainsi que les réseaux mondiaux et régionaux, en soient les porte-parole. Les interactions à plusieurs niveaux devraient également être explorées plus en profondeur, afin de contribuer à définir des rôles plus clairs pour chaque niveau de gouvernance.